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"Avons-nous bien fait?..."

Villeneuve. "Ville neuve" des Savoyards au bout du Léman, à qui s'adresse cette petite prose pluvieuse.

"Avons-nous bien fait de démanteler en moins de vingt ans les milliers de fortifications qu'elle avait mis deux siècles à creuser?" se demande l'ancien commandant de corps Dominique Andrey devant la Société vaudoise d'histoire et d'archéologie (SVHA), réunie sous les voûtes de l'ancienne chapelle de l'Hôpital construite au XIIIe siècle.

La question aurait semblé incongrue il y a cinq ans, elle ne l'est plus en ces temps de rattrapage de budgets militaires, alors que l'invasion de l'Ukraine dure depuis bientôt trois ans et qu'une des causes des revers ukrainiens est d'avoir mal renforcé le terrain face aux assauts répétés de l'armée russe.

Je suis arrivé un train en avance pour cette conférence-visite - du fort de Chillon, justement un des ouvrages démantelés puis muséifiés. Le café croissant de l'excellente confiserie Durgnat m'a laissé du temps pour découvrir, à côté du débarcadère, la goutte au nez de Mohandas Karamchand Gandhi. Tiens! Ce buste de bronze n'était pas ici la dernière fois que je suis passé, il y a quelque temps faut-il croire, car la plaque m'apprend qu'il a été offert par l'Inde et inauguré en 2019, en souvenir du bref séjour du mahatma chez son ami Romain Rolland en 1931.

 

 

Ce dernier vécut à Villeneuve de 1922 à 1938 et y reçut, outre Gandhi, de nombreuses personnalités telles que Rabindranath Tagore, Stefan Zweig, Aragon, Gide ou de l’écrivain roumain Panaït Istrati.

 

Lors de la visite de la SVHA, il ne sera fait aucune allusion à la coïncidence que voici: le 22 septembre 1914, soit  - à six jours près - cent-dix ans avant notre sortie d'automne (le 28 septembre 2024), Romain Rolland, révolté par la grande boucherie patriotique qui commençait en Europe, publiait dans le "Journal de Genève" le premier d'une série d'articles qui aboutirait au livre-manifeste "Au-dessus de la mêlée". Le texte se conclut ainsi:

"Osons dire la vérité aux aînés de ces jeunes gens, à leurs guides moraux, aux maîtres de l’opinion, à leurs chefs religieux ou laïques, aux Eglises, aux penseurs, aux tribuns socialistes. Quoi! vous aviez, dans les mains, de telles richesses vivantes, ces trésors d’héroïsme! A quoi les dépensez-vous? Cette jeunesse avide de se sacrifier, quel but avez-vous offert à son dévouement magnanime? L’égorgement mutuel de ces jeunes héros! La guerre européenne, cette mêlée sacrilège, qui offre le spectacle d’une Europe démente, montant sur le bûcher et se déchirant de ses mains, comme Hercule!"

 

"Au-dessus de la mêlée" eut un retentissement énorme. Marguerite Yourcenar, par exemple, signale dans ses mémoires à quel point ce cri du cœur pacifiste l'a marquée. Villeneuve devint ainsi un lieu de rencontre internationaliste pour tous ceux qu'animait un idéal de non-violence. Tous se rendaient chez Romain Rolland qui affichait, outre son admiration pour Tolstoï et Gandhi, sa sympathie pour l'URSS.

En quoi l'histoire lui donna tort. La Russie communiste de Staline virait à la dictature sanglante, et certains parmi les proches de l'écrivain français s'en rendirent compte très vite. Ainsi Panaït Istrati qui, ayant sillonné le pays pendant seize mois, publiait en 1929 "Vers l'autre flamme", réquisitoire impitoyable contre les dérives du communisme à la sauce russe. Entre l'intellectuel de Villeneuve et l'homme de terrain qu'était Istrati, les points de vue sur ce sujet ne se réconcilièrent jamais. Le mien a toujours penché du côté d'Istrati.

Comme ce dernier, je ne renie pas les élans idéalistes mais en relativise les effets: c'est mon côté réaliste, suisse, "réduit national", appelez cela comme vous voulez.

A Villeneuve, l'avenue Romain-Rolland donne - ô ironie - sur l'avenue Byron, romantique noir, sceptique misanthrope aux mœurs scandaleuses qui loua une villa à Cologny et à qui la visite du château de Chillon (autre fort muséifié...) inspira la légende de Bonivard. C'est par l'extrait d'un autre poème de Byron, "Les Ténèbres", que je conclus ce billet:

"J’eus un rêve qui n’était pas tout-à-fait un rêve. L’astre brillant du jour était éteint; les étoiles, désormais sans lumière, erraient à l’aventure dans les ténèbres de l’espace éternel; et la terre refroidie roulait, obscure et noire, dans une atmosphère sans lune.(...)

"Heureux ceux qui habitaient sous l’œil des volcans, et qu’éclairait la torche du cratère! Il n’y avait plus dans le monde qu’une attente terrible. Les forêts étaient incendiées; mais, d’heure en heure, elles tombaient et s’évanouissaient; les troncs qui craquaient s’éteignaient avec fracas; et tout était noir. Les figures des hommes près de ces feux désespérés, n’avaient plus une apparence humaine, quand par hasard un éclair de lumière y tombait. (...)

"Les vagues étaient mortes, le flux et le reflux anéantis, car la lune qui les règle avait péri ; les vents avaient expiré dans l’atmosphère stagnante, et les nuages n’étaient plus  les ténèbres n’avaient pas besoin de leur aide, elles étaient l’univers lui-même."

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Romain Rolland et Gandhi à Villeneuve (DR)

Villeneuve, 28 septembre 2024. Les personnes apparaissant dans la galerie sont l'ancien commandant de corps Dominique Andrey pendant son exposé et Michèle Grote, la très compétente archiviste de la commune de Villeneuve pendant la visite du bourg. Leica M11 + apo-Summicron 35mm.

© Jean-Claude Péclet. Reproduction soumise à autorisation.

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