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Trois histoires sombres à Trachselwald

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Lüdernalp, Emmental (BE)

Les paisibles collines trompent. Une balade vélocipédique dans le massif du Napf (Emmental) permet, au détour d'un lacet, de feuilleter trois pages sombres de l'histoire suisse. Encore faut-il prendre le temps de s'arrêter et de lire les panneaux explicatifs au château de Trachselwald. Pour les familiers de « SuisseMobile » que cette boucle intéresse (No 399), elle se décline en trois étapes assez physiques, longues de 44 à 54 km avec un dénivelé variant entre 1100 et 1500 mètres chacune.

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Le château de Trachselwald, près de Sumiswald

Au 16ème siècle, cette région préalpine aux pâturages ingrats devint un refuge - fort précaire, on va le voir - pour les anabaptistes. Le mouvement, qui se distance rapidement des réformés Zwingli ou Luther, apparaît dans les années 1520, mêlant piété populaire médiévale, critique humaniste et anticléricalisme latent. Son appellation - anabaptistes ou rebaptiseurs – vient de ce q'il refuse le baptême des enfants, remplacé par celui d'adultes instruits dans la foi. C'est moins la forme choisie pour le baptême (par immersion) qui constitue la nouveauté, que le choix d'une Eglise qui se veut confessante et non plus multitudiniste, précise le Dictionnaire historique de la Suisse.

 

Les ennuis des anabaptistes commencent avec le refus de fréquenter l'Eglise officielle trop identifiée à l'Etat, de prêter serment et de servir sous les drapeaux, ainsi que la critique radicale de la société. Ils sont d'abord l'objet de disputes (au sens théologique du terme), puis d'exclusion et de répression. Elle sera féroce : arrestations arbitraires, tortures, confiscation de biens, exécutions (plusieurs dizaines dans la région de l'Emmental jusqu'en 1571, et jusqu'en 1614 à Zurich). Les anabaptistes aménagent des cachettes dans leurs fermes, le pouvoir répond en organisant des battues. Leur sort émeut des mennonites hollandais, qui les soutiennent, et poussent une partie d'entre eux à émigrer en Amérique du Nord – où Jakob Ammann fonde la communauté amish en 1693. Aujourd'hui encore, de nombreux amish sont des descendants de ces paysans de l'Emmental et en parlent le dialecte.

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Exécution d'anabaptistes par noyade au XVIe siècle

Grimpons les marches étroites du donjon de Trachselwald : des cellules étroites ou lourdes portes ferrées, un carcan témoignent aujourd'hui encore de ce qui attendait les « Täufer » pris dans les rafles. Le bailli Nikolaus Zurkinden, avant de rejoindre le canton de Vaud où il rencontre Calvin, raconte ce qu'il a vécu en 1537 ou 38 : « J'ai assisté à l'exécution d'une octogénaire et de sa fille, mère de six enfants, pour la seule raison qu'elles refusaient de suivre les enseignements de l'église officielle. Et cela alors qu'elles ne représentaient aucun danger pour notre communauté avec leur foi erronée. »

Pour ceux que cela intéresse, une exposition au château gratuite retrace en ce moment (été 2022) le destin des anabaptistes, avec un livret explicatif en français.

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Ferme bernoise à Harendegg, massif du Napf

La légende noire de Trachselwald ne s'arrête hélas pas là. Chef du soulèvement bernois lors de la « grande guerre des Paysans » de 1653, Niklaus Leuenberger naquit quasiment à l'ombre du château et en connut les geôles avec d'être décapité à Berne puis démembré pour que les parties de son corps exposées aux quatre portes de la ville dissuadent d'autres rebelles !

Suite à la « guerre de Trente ans », Berne, Soleure et Fribourg décidèrent en décembre 1652 de déprécier leur monnaie, le batz. La mesure souleva les protestations des sujets ruraux, dont ceux de l'Entlebuch lucernois qui entretenaient des liens économiques étroits avec leurs voisins bernois. Retoqués par leurs autorités, les gens de la vallée qui s'étaient tous rendus en pèlerinage à Heiligkreuz tinrent après la prédication une landsgemeinde illégale et fondèrent en février 1653 une ligue rebelle qui gagna bientôt le canton voisin de Berne, puis Bâle et Soleure.

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Niklaus Leuenberger et son acte de condamnation à mort en 1653

En mai, une nouvelle landsgemeinde à Huttwil fonda une troisième "ligue des paysans". Le mouvement s'élargissait, se radicalisait, faisant craindre aux autorités rien moins qu'une "révolution permanente". De fait, la réalisation du projet aurait donné aux sujets ruraux de la Confédération un poids politique sans exemple dans toute l'Europe ! Les insurgés réunissant des moyens militaires importants, les cantons mirent sur pied des armées à Zurich et dans le pays de Vaud.

Issu lui-même d'une famille aisée, propulsé presque contre son gré à la tête du mouvement contestataire, Niklaus Leuenberger était tout sauf un va-t-en-guerre, plutôt enclin à la négociation. Le sort lui fut funeste : après l'effrondement du mouvement provoqué par les défaites de Wohlenschwil et Herzogenbuchsee, Leuenberger, trahi par un compagnon d'armes, fut enfermé à Trachselwald, amené à Berne et exécuté avec une vingtaine d'autres meneurs.

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Carcan dans une cellule du donjon de Trachselwald

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Stäffelershus au-dessus de Hüttwil

La troisième page sombre de l'histoire de Trachselwald est plus récente et met en scène deux écrivains. Le premier n'est autre que Jeremias Gotthelf (1797-1854, « Ueli le fermier », « L'Araignée noire », etc.). De son vrai nom Albert Bitzius, Gotthelf fut pasteur à Lützelflüh et, à part ses œuvres relatant l'impact de la modernisation sur la société paysanne, s'engagea pour l'établissement d'un centre éducatif au château. Las ! Dans l'esprit de l'époque, c'est un maison de correction aux méthodes féroces qui y fonctionna de 1892 à 1928.

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Carl Albert Loosli

Un autre écrivain, Carl Albert Loosli (1877-1959), enfant illégitime, y passa deux ans et demi de 1894 à 1897 sous la férule d'un directeur sadique du nom de Friedrich Grossen. Devenu chroniqueur pour différents journaux et écrivain, Loosli dénonça en 1924, entre autres scandales, la « pédagogie » particulière de Trachselwald et fut de son vivant un auteur assez connu pour la puissance de ses pamphlets. Malheureusement, ses ouvrages n'ont pas été traduits en français, mais un article du Temps évoque son parcours.

Telles sont les surprises que réservent parfois les replis des douces collines de l'Emmental.

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Décoration d'inspiration religieuse, Mätteberg

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Senggenberg

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Stäublereweid

Emmental, massif du Napf, 16-17 juin 2022. Photos avec iPhone 12, retravaillées sur Lightroom et Silver Efex.

Une remarque d'ordre technique à propos de ces images: eh oui, ayant décidé de pédaler "léger", je n'avais pas de "vrai" appareil photo dans mes bagages. La hasard a voulu que chemin faisant, je lise sur internet la prédiction d'un "spécialiste" annonçant que bientôt, les téléphones mobiles feraient de meilleurs images que les appareils classiques, même coûteux.

 

La remarque m'a laissé songeur. D'une certaine manière, c'est déjà le cas. Des sommes gigantesques ont été investies dans l'intelligence artificielle des smartphones, avec ce résultat paradoxal que j'ai constaté en utilisant le mien: souvent, ils font trop bien leur travail ! Je m'explique: le propre de l'intelligence artificielle est de corriger automatiquement les défis que pose la lumière, l'exemple classique étant celui d'un fort contraste. Prenez l'image du banc sous un arbre: l'ombre du feuillage au sol paraîtra très foncée en photo argentique, et même en numérique classique. Sur l'iPhone en revanche, l'ordinateur de bord compense sans vous le demander cette zone d'ombre, selon le principe dérivé du HDR ("high dynamic range"), qui apparaît exagérément claire et flatteuse sur l'image enregistrée. D'une manière, les ciels et les nuages sont rendus plus dramatiques, effet que seul en filtre permet d'obtenir en photo argentique. Et il est pratiquement impossible d'obtenir une image sous-exposée, à moins de le programmer expressément sur votre écran; "par défaut", comme on dit, les rendus sont clairs, et tant pis si telle n'est pas votre intention.

Pratiquer la photographie avec un téléphone mobile revient donc à "détriccoter" d'une certaine manière les choix que les ingénieurs d'Apple ou Samsung ont fait pour vous. Sur le plan ergonomique, je continue à trouver peu pratiques ces galettes plates dont l'écran est vite aveuglé en extérieur. Enfin, la photographie - du moins celle que j'ai appris à pratiquer - dépend de certaines règles optiques comme la distance focale d'un objectif, le taux de compression différent des sujets proches et éloignés selon ladite focale, la profondeur de champ, etc. Un téléphone mobile permet certes de "zoomer" avec deux doigts, les plus sophistiqués "floutent" artificiellement l'arrière-plan ou ont même trois objectifs..., cela n'en restera pas moins un ersatz.

Ce qui ne signifie pas qu'il faille snober les iPhone et compagnie. Leur omniprésence discrète ouvre d'autres portes à la créativité, la définition des images est devenue clairement compétitive, voire supérieure à celle des appareils d'entrée de gamme. Après, c'est affaire de goût personnel. Quand je pars en balade photographique, mon regard sur ce que je croise est différent selon que j'ai emmené un Rolleiflex au format carré, un 24x36 argentique ou un boîtier numérique. Là est le charme de la photographie.

© Jean-Claude Péclet 2022. Reproduction soumise à autorisation.

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