Toronto
Peu après que Compagnie de la Baie d’Hudson eut reçu sa charte en 1670, elle adoptait la devise «pro pelle cutem», expression latine signifiant à peu près «peau pour peau» - les regards aiguisés la verront sur une image de cette série. L'Encyclopédie canadienne s'est gratté le crâne pour en préciser l’origine. Faut-il y lire l'adaptation de «pellem pro pelle» (Job 2:4, effectivement traduit par «peau pour peau») ? Ou plutôt de «pro cute pellem», qu'utilise le poète roman Juvénal en 192, signifiant «une peau méconnaissable à la place d’une peau humaine» ? Le sens revêtirait une connotation plus cruelle : «peaux (d’animaux) acquises au prix d’une peau (humaine)».
Les peaux de gratte-ciel sont d'une autre nature. Verre et acier. Les directions de multinationales commandant ces vertigineux symboles aux architectes de renom y affichent leur réussite, leur pouvoir et, ajoutent-ils la bouche en cœur, leur transparence. À ceci près que le verre-miroir teinté, s'il permet de voir de l'intérieur vers l'extérieur, bloque les regards dans le sens inverse. Son autre effet est de renvoyer avec violence les rayons du soleil dans les canyons réservés à la circulation des piétons. Si vous haussez le regard vers ces reflets, vous serez ébloui ; le reste vous paraîtra, par contraste, plongé dans la pénombre.
La lumière captée par quelques-uns aveuglant les autres : il y a là, avouons-le, matière à… réflexion. C'est ce que je me suis dit en sortant de la gare centrale de Toronto, levant instinctivement le nez vers les tours qui m'entouraient. Il y en a beaucoup : Toronto compte 1700 bâtiments de plus de 90 mètres de hauteur et plus de 70 dépassant les 150 mètres, m'apprend Wikipedia. Moi qui me suis battu, en vain, contre une misérable tourette à Malley (Suisse) qui n'atteindra même pas la limite des 90 mètres requise pour avoir droit à ce nom dans la capitale canadienne des affaires !
Au Canada - petit rappel qui n'est pas inutile - vit une population 4,3 fois plus nombreuse qu'en Suisse, mais sur un territoire 243 fois plus vaste ! Dans les années 1830, un siècle et demi après la création de la Compagnie de la Baie d'Hudson, Toronto comptait quelque dix mille habitants. Cent ans plus tard, un demi-million. Aujourd'hui, trois millions pour la ville elle-même et plus du double pour l'agglomération qui ceint le lac Ontario. Par réflexe, le Suisse de passage en cherche des yeux la rive opposée et ne la trouve pas : plus petit des grands lacs, Ontario fait trente fois la surface du Léman.
Voilà. Le Canada se lit à une autre échelle, sans oublier que c'est un pays très jeune et très cosmopolite. Toronto y concentre la puissance de l'argent (y compris le siège mondial de multinationales) dans son Financial District, où les austères banques de jadis en pierre de taille font figure de poussins égarés dans un palais des glaces. Dès lors, pourquoi intituler cette série d'images «Twilight of the Financial District» («Crépuscule du District financier», pour les non-anglophones) ? Par méfiance atavique envers un monde dont les règles me dépassent ? À cause des effets du soleil réfléchi décrits plus haut ?
Un peu de tout cela, sans doute. S'y est ajouté, le vendredi 8 juillet 2022, un incident à la fois cocasse et déstabilisant : une panne générale du principal fournisseur d'internet, Rogers, qui a pataugé près de 24 heures avant rétablir le service. Pendant tout une journée, onze millions de clients canadiens de Rogers, dont beaucoup habitent la GTA (Greater Toronto Area), ont été privés de réseau, de paiements électroniques au café et dans les commerce, et parfois empêchés d'appeler les services d'urgence du 911.
Me trouvant au centre-ville ce jour-là, j'ai ainsi eu un avant-goût de ce à quoi pourrait ressembler une apocalypse technologique. Tout le décorum clinquant qui m'entourait prenait soudain une allure vaguement dérisoire. À quoi servent vos forêts d'acier, vos costards conquérants et vos smartphones dernier cri si vous vous égosillez dans le désert ?
Il faut dire que Rogers n'est pas n'importe qui. Le Rogers Center, stade incontournable sur le front de lac à Toronto, temple du baseball avec ses 50 000 places, appartient à cette compagnie, tout comme moult chaînes de TV, des dizaines de magazines, des équipes sportives et bien d'autres choses. La société, familiale, a pour particularité d'avoir largement alimenté la presse à scandale à cause des pugilats publics auxquels se sont livrés Loretta Rogers (veuve récemment décédée de Ted, dont la statue orne le stade) et son fils Edward. Un feuilleton à rebondissements mêlant argent, pouvoir et haine à côté duquel Dallas prend une saveur de guimauve. Jusqu'en juillet dernier, on présentait volontiers Rogers comme « la société que les Canadiens adorent détester », mais peu s'inquiétaient de son pouvoir croissant. La méga-panne du 8 juillet a fait rire jaune.
Elle entoure mes déambulations d'une atmosphère de science-fiction. Surtout qu'à part les camionnettes de livraison et les inévitables gardiens, il n'y a pas foule dans le Financial District, flottant tel un costume taillé un peu trop grand. À propos de gardien, en voici un qui vient vers moi. Âgé, Vietnamien, Coréen ou Chinois je ne sais pas, asiatique en tout cas comme la plupart de celles et ceux qui font fonctionner cette ville au bas de l'échelle sociale. L'air gêné, il me baragouine quelque chose où je crois déceler le mot « police ». Me doutant que son intervention vise le Leica bien en évidence autour de mon cou, je fais le benêt : « Police ? Quelle police ? Je ne vois pas de bâtiment officiel par ici, y a-t-il un problème ? » Le brave homme de plus en plus gêné, me désigne la sombre tour qui nous réduit les deux à l'état de fourmis, et m'explique que « it's policy of the owner not to allow photographs of the building ».
Nous y voici donc. Cela fait bientôt vingt ans que le droit à l'image a largement anesthésié la photographie de rue, j'avais lu quelque part que des propriétaires et architectes sourcilleux voulaient l'étendre aux immeubles, c'est la première fois que j'y suis confronté. Je n'ai pas envie de faire de la peine à ce gardien plus timide que menaçant, lui souris en faisant signe que j'ai compris et ajoute : « we both know what to think about that kind of policy... » J'ai eu la fugace impression qu'il me retournait mon sourire.
Toronto, 7-10 juillet 2022, Leica M10 Monochrom + Summilux 35mm. f1.4
© Jean-Claude Péclet 2022. Reproduction soumise à autorisation.