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Pays de Galles

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Carrière d'ardoise de Dinorwic

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Mon premier voyage "sans-les-parents" fut pour l'Ecosse - déjà le goût des bruyères rousses sur un sol élastique, des châteaux suintant d'histoires et des nuages dont le défilé rapide sculpte la lumière sur la lande. Nous étions deux fumeurs de pipe, sac au dos: mon copain Pierre, photographié ci-dessus lors de ce périple, et moi.

Pierre avait plusieurs dons, dont un pour le moins original: il était la seule personne de ma connaissance à prononcer de mémoire et sans reprendre son souffle les 58 lettres que compte le nom du village le plus long du monde. Ce qui donne ceci.

Plus d'un demi-siècle plus tard, je suis passé à Llanfairpwllgwyngyllgogerychwyrndrobwllllantysiliogogogoch. En coup de vent, car à part le panneau de la gare et de l'épicerie, il n'y a aucune raison de faire halte dans ce village gallois.

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La gare de... Les trains y sont rares, mais il en passe.

C'est une autre raison qui m'a amené sur la côte nord du Pays de Galles. La Société vaudoise d'histoire et d'archéologie (SVHA) avait piqué ma curiosité en proposant la visite de châteaux... savoyards "sur les traces de Maître Jacques de Saint-Georges". Qui est donc ce personnage au nom fleuri? De sa date et son lieu de naissance, on sait peu de choses, sinon qu'il vit le jour vers 1230 dans un village qui pourrait être Saint-Prex - c'est-à-dire à quinze kilomètres de chez moi. Un Vaudois donc, sachant qu'à l'époque le pays de Vaud était sous domination savoyarde. Maître Jacques se forma avec son père, probablement Jean Cotereel, qui n'est autre que l'architecte en chef de la cathédrale de Lausanne!

Qu'un Vaudois se retrouve mille kilomètres plus au nord pour y diriger la construction de six châteaux de belle taille (et quelques autres plus modestes) sur une côte battue de flots volontiers furieux, pour le roi d'Angleterre Edward Ier, est doublement fascinant. Se dire d'abord que l'on voyageait beaucoup au Moyen-Âge, dans un confort très relatif, sur de vastes territoires où le danger guettait au coin du bois, les États n'existant pas encore. Certes, tel n'était pas le lot du commun des mortels attachés à leur coin de terre, mais des professionnels recherchés comme Jacques de Saint-Georges ou, on va le voir, des seigneurs ambitieux comme Othon Ier de Grandson (autre "Vaudois") parcouraient des distances considérables.

L'autre sujet de fascination est que nous ayons relégué cela aux oubliettes pendant des siècles. Ce sont les recherches d'Arnold Joseph Taylor après la Deuxième guerre mondiale qui ont rétabli le lien entre les impressionnantes constructions telles le château de Caernarfon et leur origine savoyarde. Travaux repris en Suisse par l'historien Daniel de Raemy, qui était un de nos deux accompagnateurs.

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Château de Harlech (1285-1289)

Pardonnez-moi, Daniel de Raemy, qui avez si minutieusement préparé ce voyage, mais tandis que vous nous distribuez des feuilles plastifiées où le détail d'une archère, d'une fenêtre à remplage, d'un parapet sur consoles, d'un conduit de latrines permet de comparer les techniques constructives utilisées à Beaumaris ou Conwy ici, Yverdon, Chillon voire Saillon là-bas, je laisse aller ma tête sur l'appuie-tête, regarde la mer à marée basse à travers la pluie striant les vitres du bus, et galope en pensée avec nos Vaudois d'alors.

Justement, nous faisons halte auprès d'une rivière où Othon de Grandson échappa de peu à la noyade en venant soumettre ces fichus seigneurs gallois aux noms imprononçables - essayez avec Llywelyn ap Gruffydd, dernier roi gallois. Il est temps d'évoquer ce baroudeur.

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La baie de Conwy à marée basse

La plupart des Lausannois sont comme moi: ils sont passés plusieurs fois à côté d'Othon Ier de Grandson sans lui accorder d'attention. Enfin, pas Othon en personne, mais son monument funéraire en marbre de Carrare, situé sous l'arcade de la première travée nord du rond-point du chœur dans la cathédrale de Lausanne. Un matériau noble et un emplacement de choix, tout-à-fait exceptionnel pour un laïc.

La vie d'Othon Ier de Grandson (1238 - 1328) est un roman que je n'ai pas la place de raconter ici. Ceux qu'elle intéresse liront avec profit l'excellent article que lui consacre Maxime Reymond dans la Revue historique vaudoise de juin 1920. Notez d'abord que le gaillard a vécu 90 ans, alors qu'il a failli périr aux Croisades, en mer et au pays de Galles. Les péripéties de son existence illustrent parfaitement la perméabilité des frontières d'alors, les liens nombreux qui se tissaient, se défaisaient, se renouaient entre les différentes cours d'Europe. Ceux entre le royaume d'Angleterre et Pierre II de Savoie, le "petit Charlemagne", sont déterminants ici. Que de mélanges! Edward Ier, roi d'Angleterre, était le fils d'Éléonore de Provence et duc d'Aquitaine; on dit qu'il préférait séjourner près de Bordeaux dont les vins flattaient davantage son palais que le cidre gallois...

Mais ne nous égarons pas. À la fin du XIIIème siècle, la maison de Grandson est puissante, quasi sur pied d'égalité avec les Savoie. Page à la cour d'Angleterre, Othon a trente-deux ans lorsqu'il accompagne Edward, encore prince, lors de la neuvième croisade. Au retour, Edward lui confie des missions diplomatiques en Gascogne, à Paris, en Italie, en Allemagne: Othon devient le second indispensable. l'homme à qui le futur roi confie le gardiennage des îles normandes, des terres en Irlande. Et, au début des années 1280, le pays de Galles qu'Edward s'est mis en tête de conquérir. Il incombe à Othon de faire le travail sur le terrain.

 

Mais en 1290. le revoilà en Palestine, dans ce royaume de Jérusalem qui part en lambeaux. Il commande les troupes anglaises tandis que Jean de Grailly, originaire du pays de Gex et possédant des terres près de Nyon, dirige les troupes françaises. Ainsi, deux seigneurs venus du placide pays de Vaud vont jouer un rôle clé dans la déconfiture finale des Croisés! Les Turcs sont bien plus nombreux, c'est un massacre, auquel échappent de justesse Othon de Grandson et Jean de Grailly. Un an plus tard, têtu, mijotant un plan de reprise de la Terre Sainte, Othon est arraisonné par des Gênois et, une fois de plus, s'en sort de justesse. Le pape, lui, n'oubliera pas ce zélé serviteur et lui accordera maints avantages en nature ou en monnaie sonnante et trébuchante.

Othon de Grandson a survécu au roi Edward et fini sa vie, tranquillement si on peut dire, dans son pays de Vaud natal, tirant les ficelles lors des nominations à l'Évêché de Lausanne, peu apprécié de la population qu'il menait au doigt et à la baguette, faisant construire la très belle chartreuse de La Lance près de Concise (elle existe encore, voir ici). Si un mystère demeure sur le lieu de son inhumation - La Lance ou la cathédrale de Lausanne - ses dispositions testamentaires ont traversé les siècles. Othon y ordonne que son corps "soit porté dans la tombe par deux hommes d'armes, à mes armes, précédés de ma bannière, montés sur deux chevaux, du prix de 100 livres l'un, l'un avec couverture à mes armes, l'autre ferré et harnaché; ces deux chevaux seront donnés à l'église de Lausanne en rémission de mes péchés". "Amen to that", comme disent les Anglais.

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Château de Beaumaris, qui ne fut jamais terminé. On notera la sophistication du système de herses défensives.

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Châteaux de Rhuddlan et Harlech

Laissons le seigneur de guerre et revenons au bâtisseur, Maître Jacques. On sait qu'il s'est "fait la main" au château d'Yverdon, celui (proche) de Grandson, probablement à La Bâtiaz (Martigny), au château de Chillon (commencé un siècle plus tôt), à Saillon, à Saint-Georges d'Espéranche en Isère pour Pierre II de Savoie. Il y a de fortes chances qu'au retour de la neuvième croisade, Edward Ier, venu recevoir l'hommage de son neveu Philippe Ier, entend vanter les mérites de Maître Jacques et se dit qu'il est l'homme de la situation. Conquis par Othon mais non soumis, le Pays de Galles doit être surveillé de près. Pour cela, rien de tel qu'un chapelet de châteaux placés aux points stratégiques. Conwy, Caernarfon, Rhuddlan, Harlech, Flint Beaumaris..., il y a du pain sur la planche! Jacques de Saint-Georges est engagé, nommé en 1285 « magister operacionum in Wallia » (maître d'œuvre royal au pays de Galles), rémunéré trois shillings par jour. Cela paraît peu aujourd'hui, mais là encore, le salaire de base était complété par des titres, des terres, des avantages en nature.

Au-delà des techniques constructives où se manifeste la "patte" du Savoyard, on est impressionné par sa maîtrise de plusieurs chantiers simultanés, aussi imposants l'un que l'autre, distants de plusieurs dizaines de kilomètres. Elle exigeait non seulement des talents de maçon, mais aussi ceux du financier, du planificateur, du gestionnaire de ressources humaines comme on dirait aujourd'hui. Une partie de la main d'œuvre était locale, l'autre "importée". Il faut donc imaginer un va-et-vient constant d'hommes et de matériaux, le tout réglé par la bourse royale qui, pendant la construction de Beaumaris, finit par se vider... Ce dernier devait être le plus grand et beau château célébrant la grandeur d'Edward, il ne fut jamais terminé.

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Cimetière et église St-Mary de l'abbaye d'Aberconwy, fondée en 1172

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Le château de Conwy (1283) a ceci de particulier qu'un pont - trois en fait, construits à différentes époques - semblent y pénétrer.

Celui-ci, premier pont à suspension du monde avec ses énormes chaînons en fer forgé et ses tours "faux-vieux", date de 1822-23.

Maître Jacques, nommé constable de Harlech en 1290, mourut en 1309 à Mostyn, au Pays de Galles, qu'il avait visiblement adopté. Il y est enterré, ainsi que son épouse Ambrosia. Il fut, selon l'historien anglais Marc Morris  « un des plus grands architectes du Moyen-Âge européen », un as de l'architecture militaire en tout cas dont les réalisations créent un lien entre les bords du Léman et les côtes galloises.

À Conwy, notre groupe a été reçu dans la solennelle maison de commune aux fenêtres gothiques par une délégation municipale qui nous a offert prospectus en français, thé, gâteaux locaux (very rich!) et un petit concert d'orgue à l'abbaye voisine d'Aberconwy. Comme de juste, il pleuvait. Moment chaleureux, nous nous sentions presque à la maison. Avec l'humour délicat qui me caractérise, j'ai glissé à madame la secrétaire municipale qu'en tant que Vaudois, donc ex-Savoyards, nous étions venus encaisser les arriérés de loyer du château. Elle a eu la politesse de sourire.

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Château de Caernarfon

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Le système sophistiqué de meurtrières, parfois bidirectionnelles, au château de Caernarfon

L'Histoire n'est pas une matière figée; elle a ses écoles, voire ses chapelles. Incollable sur les vieilles pierres, notre guide Daniel de Raemy donnait parfois l'impression de s'y réfugier comme dans un château-fort. Heureusement, nous en avions un second, John Marshall, qui s'intéressait davantage aux gens et au contexte de nos visites. Au retour de la dernière, tandis que nous traversions un paysage lunaire, fait d'amoncellements de débris rocheux, John nous signala qu'à cet endroit (Blaenau-Ffestiniog) fut exploitée jusque dans les années 1960 une des plus grandes carrières d'ardoises du monde. Même entrevu à travers les fenêtres d'un bus, l'endroit dégageait un sentiment de désolation envoûtant. Il fallait que j'y revienne!

J'y suis revenu. Anticipant que quatre jours au Pays de Galles seraient décidément bien courts, j'avais doublé la mise en louant une voiture et un petit appartement sur une jetée à Porthmadog. Seul, après m'être passablement brouté au premier rond-point (regarde ce qui vient à droite, voyons, oublie tes réflexes continentaux!), j'ai choisi les petites routes qui m'intéressaient, et bien m'en a pris.

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Sur la A498 vers Pen-y-Pass

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Bethania bridge

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Pont Aberglaslyn

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Beddgelert

Avant de nous promener dans les carrières - nous avons le temps, n'est-ce-pas? - deux parenthèses, la première photographique comme il se doit. Toutes ces images noir-et-blanc sont argentiques, faites avec un Leica M6 dans lequel j'ai chargé cinq bobines du légendaire Kodak Tri-X exposé à 400 ASA, film développé maison (négatifs scannés, édités avec Lightroom et Color Efex). Forcément, cela implique le stress de l'aéroport. Des nombreux et contradictoires conseils dispensés sur le web à propos des scanners de sécurité et des dégâts qu'ils peuvent causer aux pellicules, surtout à partir d'une certaine sensibilité (autour de 400-1600 ASA) et si le passages se répètent, j'ai retenu ceci: autant que possible, il est préférable de demander gentiment aux agents de sécurité de contrôler les films manuellement. Ils sont équipés pour cela. Voilà pour la théorie.

 

En pratique, cela dépend de la foule qui se presse au portique, de l'humeur des agents et de notre pouvoir de persuasion. À l'aéroport de Genève, tout s'est très bien passé, en deux minutes. À Manchester, où ne régnait pourtant pas la cohue des grands jours, je suis tombé sur un colosse noir qui a appelé son chef, échangé trois mots avec lui et jeté mes films dans le tunnel du scanner avant que j'aie la moindre chance de discuter avec lui.

Au final, à part trois ou quatre négatifs rendus inutilisables par une curieuse surexposition (due peut-être à une autre cause que le scanner), aucune bobine n'a souffert. D'une manière générale, les films noir-et-blanc risquent moins d'être affectés que les pellicules couleurs. Cela étant, je ne trouve pas normal que le passage de films dans ces hangars à bestiaux que sont devenus les aéroports soit soumis à une loterie selon que l'agent est bien ou mal luné! Bien entendu, tous vous assureront que leurs machines sont "film safe" (certaines le proclament même avec un autocollant sur leur flanc), mais comme les logiciels et la puissance des rayons changent constamment, cela ne signifie pas grand chose. Et oubliez les sacs souples avec protection de plomb: on vous les fera ouvrir.

Nonobstant ce parcours du combattant, je trouve que le M6 + Tri-X donne de bons résultats (à comparer avec ceux, encore meilleurs, obtenus avec un film 50 ASA, choisi pour photographier le centre Paul Klee à Berne).

Petite anecdote pour clore cette première parenthèse. Au château de Conwy, sous la pluie, j'ai mal vérifié le petit "clic" confirmant que la baïonnette de mon grand-angle 21mm était engagée à fond sur le boîtier. Elle ne l'était pas. L'objectif s'est détaché, est tombé sur les pierres si chères à Daniel de Raemy; l'entrée d'une tourelle se trouvant juste là, il a dévalé l'escalier en colimaçon sur tout un étage. Paralysé par la catastrophe, l'air sans doute très stupide, j'ai écouté chaque rebond, vu l'objectif frôler une meurtrière qui l'aurait précipité, sans rémission, vingt mètres plus bas. Puis je ne l'ai plus vu, le bruit a fini par cesser. La mort dans l'âme, convaincu que je venais de détruire un beau matériel, j'ai descendu l'escalier pour récupérer les débris.

Ô surprise, à part le pare-soleil fendu - mais toujours fonctionnel - le 21mm. était intact. Aucune égratignure sur les lentilles avant ou arrière, les bagues de distance et de diaphragmes tournaient en douceur et sans à-coups, la baïonnette n'était pas déformée... Je n'en croyais pas mes yeux. À tel point que je me suis demandé s'il fallait renoncer à cet objectif pour le reste du voyage (nous étions au début), n'ayant aucun moyen de vérifier qu'il ne dénaturait pas les images d'une façon qui m'aurait échappé; ou s'il fallait courir le risque de l'utiliser, d'autant plus que dans les châteaux et pour le paysage, sa distance focale était appréciable. J'ai opté pour la seconde solution et bingo, le 21mm. a parfaitement rempli son rôle. Comme quoi la "qualité Leica" n'est pas seulement un mythe...

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Petite crique à Porthmadog dans la brume matinale

La seconde parenthèse s'adresse encore davantage aux initiés - non de photographie, mais de télévision. Reconnaissez-vous cet homme?

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Si non, vous pouvez sauter ce passage. Si oui, vous êtes assez vieux (ou téléphile) pour avoir vu la célébrissime série "Le Prisonnier", diffusée en 1967-68, où Patrick Mc Goohan interprète le rôle du "No 6" dans un village de "vacances" doucereusement orwellien. En choisissant mon logis à Porthmadog, j'ignorais que je me trouvais à trois kilomètres du lieu où ont été tournées les scènes extérieures de cette série. Il s'agit de Portmeirion, faux village italien créé de toutes pièces entre 1925 et 1973 par un architecte décomplexé, le gallois Clough Williams-Ellis.

Portmeirion est une folie au sens architectural du terme, faite de débris, de réminiscences, d'envolées baroques aux couleurs de crème glacée. Un parfum légèrement frelaté d'Italie qui se serait égaré sur les côtes de la mer d'Irlande. Parmi ses hôtes célèbres figurent H. G. Wells, Bernard Shaw, Frank Lloyd Wright, Ingrid Bergman, Gregory Peck, Paul Mc Cartney, George Harrison, et bien sûr Patrick Mc Goohan. On peut le visiter, y séjourner même, mais évidemment, les flux de touristes n'ont plus rien à voir avec les déambulations forcenées du lion en cage qu'était "No 6", et aucun "blob" blanc ne viendra vous écraser dans un sifflement aigu si vous vous égarez sur la plage. J'ai eu la chance d'y déambuler en fin de journée et hors saison; je pouvais imaginer les sourcils rapprochés surmontant l'inutile protestation: "Je ne suis pas un numéro!"...

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Portmeirion, le "Village" de la série "Le Prisonnier"

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Portmeirrion

J'en arrive à la dernière partie de ce mini-prériple gallois, la plus émouvante pour moi, premièrement parce qu'elle n'était plus organisée mais dépendait de mon instinct, des découvertes que je saurais faire en chemin; deuxièmement parce que s'il y est aussi question de pierres, celles-ci sont, aujourd'hui encore, fortement imprégnées de la sueur des milliers d'hommes qui y ont travaillé.

Plus que de longues explications, le dessin ci-dessous, tiré du site officiel Welsh Slate, exprime, en tonnes, les exportations d'ardoise galloise pour la seule année 1882.  Exploitées depuis la fin du 18ème siècle, les carrières situées au nord-est du Pays de Galles ont connu un développement phénoménal et une quasi-disparition tout aussi rapide entre la première et la deuxième guerres mondiales.

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Dinorwic, National Slate Museum

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Blaenau Ffestiniog

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Dinorwic, National Slate Museum

Il en reste aujourd'hui des montagnes transformées à jamais, éventrées, pelées, émiettées, des paysages hantés et les vestiges poignants d'une industrie extrêmement rude qui, comme celle du charbon, avait sa culture, ses règles précises, ses conflits - parfois violents - et sa fierté. En 2021, les carrières galloises ont été inscrites au patrimoine mondial de l'Unesco. Pour les visiter de fond en comble, il faut de bonnes jambes, du souffle et un goût de l'aventure, car les pentes sont raides et certains passages dangereux. N'ayant plus la forme d'antan, je n'y ai fait que deux incursions, modestes, mais ai très envie d'y retourner.

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Carrière de Dinorwic au-dessus de Nant Peris

La chance était avec moi. Je n'avais pas réalisé que la jetée où je logeais à Porthmadog est précisément celle où les ardoises amenées par wagons entiers depuis Blaenau Ffestiniog étaient chargées sur des bateaux qui les transportaient dans le monde entier.

Dans les années 1830, une voie ferrée longue de 21 km., avec une pente ne dépassant pas 6%, relia la carrière et le port. Au début, les wagons vides étaient tirés à la montée par des chevaux... qu'on chargeait sur un wagon de queue à la descente, le poids du train suffisant à le faire avancer. Bientôt apparurent des locomotives à vapeur, encore en service aujourd'hui, où elles transportent des visiteurs mais plus d'ardoises. Le parcours est somptueux, comme le montre cette vidéo.

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Une locomotive du Ffestiniog Highland & Welsh Railway sur la jetée de Porthmadog

Il est toujours surprenant d'entendre des hommes ayant exercé un métier des  plus pénibles en parler avec nostalgie. C'est le cas des anciens ouvriers des carrières interrogés dans les années 1960, au moment où celles-ci fermaient, à de rares exceptions près. Dans une vidéo du National Slate Museum, un d'eux raconte qu'il fallait marcher parfois plus d'une heure pour se rendre sur le lieu de travail, très tôt le matin, que pendant les premiers mois il ne recevait aucun salaire - apprentissage oblige...- et qu'ensuite sa paie était moindre que celle des ouvriers expérimentés. Personne ne portait de casque, la sécurité était pour ainsi dire inexistante alors que l'on faisait glisser des blocs de plusieurs tonnes sur des pentes vertigineuses.

Les carrières étaient de véritables villes quasi quasi autonomes, où travaillaient plusieurs milliers de personnes. Il y avait des charpentiers, des forgerons, des menuisiers, des mécaniciens: tous les outils étaient fabriqués sur place, parfois avec une dextérité dont on peut admirer aujourd'hui encore les résultats.

Les ardoises étaient de différentes qualités et couleurs: certaines tirent sur le bleu, d'autre sur le vert, ou le mauve. Selon leur type et leurs dimensions, elles étaient baptisées avec poésie (ironique?) "princesse", "comtesse" ou "duchesse".

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National Slate Museum, un exemple du travail des charpentiers

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Dinorwic, vestiges d'un "ascenseur" qui faisait glisser les blocs de plusieurs tonnes sur une pente dépassant les 60%

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Blaenau Ffestiniog

Dans la décennie 1890, l'industrie de l'ardoise galloise employait 17 000 ouvriers et produisait 500 000 tonnes par an. Les conditions de travail dignes de Dickens conduisirent à des conflits, dont la grève à la carrière de Penrhyn (du nom de son propriétaire Lord Penrhyn), qui dura de 1900 à 1903 et connut un retentissement mondial. Les causes étaient classiques: salaires bas et irréguliers, refus par Lord Penrhyn que ses employés se syndiquent. Deux mille ouvriers se mirent en grève, seuls quelques centaines considérés comme des "cynffonwyr" (des "jaunes") acceptèrent un an plus tard la prime et l'augmentation ("Punt y gynffon") proposée par la direction. La communauté était profondément déchirée, on pouvait lire sur certaines maisons "Nid Oes Bradwr yn y Ty Hwn" ("il n'y a pas de traître ici"). Les autorités prirent le parti des patrons. Après trois ans, le travail reprit peu à peu. "Ce n'est pas l'esprit ou le cœur qui en avait décidé ainsi, mais les estomacs vides des familles des grévistes", écrit l'historien John Davies.

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Dinorwic

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Blaenau Ffestiniog

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Dinorwic

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Llyn Gwynant

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Llyn Gwynant

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Pays de Galles, avril 2024. Leica M6 + Summicron 35mm., Elmarit 21mm, Elmarit 90mm., film Kodak Tri-X 400,

© Jean-Claude Péclet. Reproduction soumise à autorisation.

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