Au Cochon Rose (2)
Corin Büchel et Arnaud Frascotti
Posés sur une embrasure, plusieurs livres de photographies évoquent dix ans de voyages et de paysages ventés: Mongolie, Haute Route, Grisons, Cercle polaire… Corin Büchel et Arnaud Frascotti partagent le goût des vastes espaces et de l’endurance. « Face à la nature, on ne peut pas tricher », dit Arnaud, né en Colombie, adopté par une famille chaux-de-fonnière. Corin a grandi à Romanshorn. Les deux ont franchi, parfois à la dure, les étapes du métier d’hôtelier-restaurateur et se sont rencontrés en travaillant à Banff, au pied des Rocheuses canadiennes. Il y a deux ans, ils ont relevé le défi de faire revivre la Maison de Ville de La Sagne, à l’enseigne du Cochon Rose. Leur histoire se mêle ainsi à celle d’une belle et bien intéressante bâtisse tricentenaire.
En effet, un linteau de l’ancienne entrée de la salle du Conseil général porte la date de 1694. Témoin important du passé sagnard, la Maison de Ville se cherchait pourtant une vocation après avoir été successivement (ou simultanément) salle de justice, de délibération pour les autorités, école, corps de garde, cabaret, rural, boucherie, entrepôt-musée! «Nous avons été de bien mauvais parrains vis-à-vis de ce bâtiment», regrettait un conseiller général en 1958 déjà. Cette superbe pièce du patrimoine neuchâtelois vivotait dans un état de semi-abandon tandis que se succédaient les projets sans lendemain.
Il lui fallait un parrain à la fois bienveillant et créatif. C’est l’architecte d’intérieur sagnard Jonathan Schmid, dont la société Into fondée avec son frère Morgan est spécialisée dans la rénovation soignée de bâtiments anciens, qui a pris le pari: il a acheté l’immeuble en 2016 et l’a rajeuni de fond en comble - en respectant les matériaux d’origine et l’esprit du lieu. Sportif comme Arnaud et Corin, amoureux de la nature comme eux, partageant les mêmes valeurs éthiques et de durabilité, Jonathan s’est engagé à fond dans ce projet qui, comme toutes les rénovations, a apporté son lot de surprises et de retards. Mais l’équipe était soudée, elle a tenu.
À l’automne 2023, le résultat est spectaculaire. Le Cochon Rose est aujourd’hui…
… Un restaurant. Aux fourneaux, Arnaud Frascotti a été pâtissier (meilleur apprenti du canton) avant de faire ses débuts en cuisine chez Pierroz à Verbier. Il a ensuite œuvré au Beau-Rivage de Lausanne avant de gérer de 2013 à 2016, avec Corin Büchel, leur premier établissement: une « capunseria » aménagée dans une ancienne étable au milieu des pistes de ski de Flims. Pour les non-spécialistes, les capuns, spécialité grisonne, sont des quenelles à base de pâte à spätzli enrobant une farce composée de salami des Grisons (« salziz »), de fromage de montagne et d'herbes. La recette se décline en plusieurs variantes. Cuisine goûteuse à base de produits locaux: si la formule rencontrait du succès, le propriétaire des lieux ne voulait pas investir dans leur rénovation. Corin et Arnaud ont alors pris en charge la Segneshütte, toujours à Flims.
Dans l’ancienne Maison de Ville de La Sagne, le couple dispose d’une cuisine moderne pour confectionner des plats succulents à prix doux. «La qualité basée sur des produits frais et locaux doit être accessible au plus grand nombre, c’est ce que nous proposons à notre clientèle», dit Arnaud Frascotti.
… Montons d’un étage où nous attend l’ancienne salle du Conseil général qui accueillit aussi les audiences judiciaires de première instance, et l’école ! Pas de décorations spectaculaires dans cet endroit dont les solives et les couvre-joints moulurés ont été restaurés dans leur sobriété originelle. Dame, on est à La Sagne, vallée de tourbières au tempérament économe, discret et têtu, fuyant l’ostentation si ce n’est pour exprimer sa sympathie envers Sa Majesté le roi de Prusse !
Rappelons que la Principauté de Neuchâtel était passée sous domination prussienne peu après la construction de la Maison de Ville. Laquelle reçut en septembre 1842, précisément dans cette salle du Conseil général, son hôte le plus illustre: Frédéric-Guillaume IV lui-même, sixième roi de Prusse. Le souverain emporta un excellent souvenir de son voyage chez les sujets neuchâtelois. Sans doute les Sagnards furent-ils plus émus encore: quand Neuchâtel bascula dans le camp républicain en 1848, se libérant de facto de la tutelle prussienne, les habitants de la vallée refusèrent l’ordre nouveau et complotèrent, huit ans plus tard, pour rétablir le monarque dans ses droits. Ce dernier, qui avait aussi manœuvré en coulisses, massa des troupes, la jeune Confédération suisse fit de même. L’affaire prenait un vilain tour ! La France et la Grande-Bretagne, occupées à d’autres guerres, durent intervenir pour calmer les ardeurs de Frédéric-Guillaume IV, qui se contenta finalement d’un titre purement honorifique. Et c’est ainsi qu’un épisode de la grande Histoire européenne s’est partiellement joué sous les poutres vénérables de l'actuel Cochon Rose.
Puisque nous sommes dans cette salle du Conseil général, restons-y encore un instant pour évoquer une autre activité, moins officielle, qui s’y déroula. On y dansait. De si bon cœur que le 25 janvier 1824, selon un procès-verbal cité dans une brochure consacrée à la Maison de Ville, l’autorité, constatant que ces réjouissances «occasionnent des derrangements (orthographe d’époque) au fourneau et précipitent beaucoup l’usage du plancher que l’on vient de rétablir de neuf, outre que la circonstance que l’on voit avec peine depuis quelques années qu’il s’y forme des réunions pendant les après-midis et la nuit des jours de foire, sous prétexte d’y danser, où la jeunesse profite de ce moyen pour veiller tard et faire des mélanges de sociétés inconvenables», les interdit sauf «autorisation expresse».
En 2023, rénovée, elle peut accueillir jusqu’à trente convives, cinquante en occupant la petite salle adjacente. Et il est permis d’y danser, sans exagérer le martèlement des sabots bien sûr.
…Passons maintenant à l’arrière du bâtiment d’où l’on peut accéder aux quatre chambres baptisées Gustav, Frieda, Edgar et Franz. C’est ici que l’imagination de Jonathan Schmid s’est déployée dans une convaincante fusion de design moderne et de mise en valeur tri-dimensionnelle des matériaux d’origine. Les familles choisiront «Gustav», petit appartement de 55 mètres carrés avec grand salon, cuisine, lits superposés pour les enfants, et une douche aménagée… dans l’ancien conduit de l’imposante cheminée. À l’étage au-dessus, on retrouve dans la chambre «Edgar» le même conduit, rétréci, que l’on contourne par des marches de bois pour rejoindre une salle d’eau des plus originales. Ici, le regard est aspiré vers le haut par le jeu des poutres et d’une lucarne qui, de nuit, permet de s’endormir dans une atmosphère romantique en regardant les étoiles. Quant à «Frieda», 55 mètres carrés également, elle offre aux enfants une mezzanine-dortoir où l’on grimpe comme dans un terrain d’aventures.
Les chambres étant de celles où l’on a envie de poser ses bagages, le projet de Corin Büchel et Arnaud Frascotti est d’y développer une offre basée sur des séjours de deux nuits au moins, soit pour profiter de la région (le Cochon Rose, proche des parcours-nature aux tourbières des Ponts-de-Martel, se trouve également sur le tracé de la route No 7 de « La Suisse à vélo » et des pistes de ski de fond en hiver) ou bénéficier d’offres and hoc liées au bien-être (massages, shiatsu).
… En redescendant vers l’entrée du restaurant, on appréciera au passage la terrasse avec piste de pétanque, le fameux linteau arborant la date de 1694, l’enseigne en fer forgé avec son aigle renversé tenant en son bec une couronne - souvenir des anciens souverains et du temps où le cabaret, créé en 1787, s’appelait «À l’Aigle Royal». La franchise coûtait alors «cent cinq pots d’avoine par an».
Au fait, pourquoi avoir baptisé «Cochon Rose» le nouvel établissement? Arnaud Frascotti et Jonathan Schmid se regardent en souriant: les auberges du «Cheval Blanc» ou de «L’Aigle» étant légion en Suisse, ils ont voulu, par ce clin d’œil décalé que l’on retrouve dans le tableau ornant la salle à manger, sur les serviettes ou dans d’autres détails, montrer que l’on peut se montrer respectueux du passé sans en devenir l’esclave.
Un mot pour finir sur la très jolie tourelle-clocher à tavillons dorés et son cadran d’horloge sur fond bleu royal aux armoiries de La Sagne. Rehaussant la Maison de Ville au propre comme au figuré, cet ornement fut décidé en 1713, avec un luxe de détails remarquable. La cloche, «de 4 à 5 quintaux de bon métal», fut confiée au maître fondeur David Contesse. Les charpentiers devaient couvrir la « tournelle » (tourelle) « de petites aisselles et clavins ». Quant au cadran de l’horloge, «le verni devra être bon et durable, semblables les montres à celles de la Tour du Locle, si ce n’est que les aiguilles qui ne devront pas estre dorées mais seulement blanches». Jusqu’en 1829, il incomba au «régent» (instituteur) de remonter l’horloge et de «sonner à ladite Maison de Ville les deux premiers coups pour la première action de tous les dimanches que l’on va à l’église, et une fois pour le deuxième coup de tous les jours qu’il y a sermon sur semaine».
La cloche, fendue, a été refondue en 1808 et l’horloge changée en 1870. Elle fonctionne aujourd’hui encore et, grâce à l'électricité, Corin Büchel et Arnaud Frascotti n’ont plus à la remonter. Ce qui leur laisse plus de temps pour leur activité préférée: accueillir les clients, les nourrir et s’extraire des rouages du temps quand, certains matins de brume sur les tourbières ou de neige fraîche, la vallée de La Sagne - proche du monde et en même temps à l’écart, silencieuse - se donne des airs de petite Mongolie.
Ferdinand et Lucie
En face du Cochon Ros, le Musée régional de La Sagne, ouvert le premier dimanche du mois ou sur demande
© Jean-Claude Péclet 2023