Lavapiés
Certains lieux exercent une attraction magnétique avant même qu'on les connaisse. Ainsi le quartier madrilène situé autour de l'arrêt de métro Tirso de Molina, juif à l'origine, en particulier la rue Lavapiés, dont le nom vient d'une fontaine (disparue) où l'on faisait ses ablutions.
Tirso de Molina ? Gabriel Téllez de son vrai nom (1583-1648), fut un moine qui, à son retour de Saint-Domingue écrivit entre autres pièces de théâtre, « El Burlador de Sevilla ». C'est dans ce texte vieux de quatre cents ans qu'apparaît pour la première fois le personnage de Don Juan. Eh oui, le séducteur le plus connu de la littérature a été imaginé par un religieux de l'Ordre de Notre-Dame-de-la-Merci ! Comme de juste, le moine-auteur domine, statufié, la place portant son nom. Sa robe de bure aux lourds plis évoque le commandeur invitant Don Juan à son funeste repas ; en fin de journée, un film d'eau coule autour du socle de la statue, lavant ainsi nos péchés jusqu'à demain.
Car il flotte dans le quartier un parfum de fruit défendu, disons de substances non-autorisées. Nous y viendrons. Pour l'instant, je cherche l'entrée de l'hôtel-pas-trop-cher réservé sur internet. Peu avant l'entrée, une opulente femme noire m'envoie un bisou de ses lèvres violettes. Le Hostal Art Madrid, situé au deuxième étage d'un vieil immeuble à cour intérieure, offre quelques charmes désuets : un vrai concierge chauve et dodu qui, de sa loge coincée entre les poubelles, darde un regard en biais sur les nouveaux arrivants ; un vénérable ascenseur dans sa cage métallique d'époque dont il est conseillé de refermer soi-même, doucement et fermement, la porte du rez-de-chaussée ; une réceptionniste asiatique à l'inamovible sourire qui offre un sachet de bonbons avec la facture. Bon, il n'y a pas de petit-déjeuner, mais les environs ne manquent pas de cafés où je me ferai servir – joie des menus intraduisibles – une demi-baguette de pain grillé arrosée d'huile d'olive et d'un coulis de tomates. Délicieux.
Outre ses tavernes et terrasses, la place Tirso de Molina offre un Carrefour ouvert 24 heures sur 24, un théâtre, des fleuristes pendant la journée, un mobilier urbain généralement squatté par un groupe d'Africains francophones échangeant à très haute voix leurs impressions sur leurs dernières rencontres féminines. Et quelques junkies réfugiés dans l'ombre d'un rideau métallique tandis qu'une patrouille de police inspecte un immeuble voisin. Ils m'ont tout de suite repéré : « Caballero ! No foto please... » Cela va de soi.
Extrait du guide officiel de Madrid : « Le quartier de Lavapiés se trouve au sud-est de l’ « amande » centrale de la ville. Tout comme son voisin, le quartier de La Latina, ses rues escarpées, étroites et zigzagantes attestent de son origine médiévale en tant que faubourg qui s’étendit en dehors des murs de la citadelle lorsque Madrid devint la capitale du royaume en 1561. Depuis, Lavapiés a su conserver son caractère de quartier principalement habité par les classes populaires. Il est l’un des meilleurs exemples de la tradition typique et de saynète du peuple madrilène, qui fut popularisée dans de nombreuses zarzuelas écrites à la fin du XIXe siècle et début du XXe. Ce legs populaire côtoie en bonne harmonie les coutumes et les traditions de la population d’immigrants de provenances diverses qui s’est installée dans ce quartier, ce qui en fait un point de rencontre de différentes cultures. »
Pour ce qui est de la « bonne harmonie », les hasards de deux balades nocturnes vont à la fois confirmer et infirmer cet optimiste état des lieux. Attraction magnétique, disais-je. Lavapiés est de ces lieux qui vous aspirent, où l'on a envie de coller son nez devant chaque vitrine, de tester les tapas dans chaque café, de s'égarer dans chaque ruelle de traverse. À éviter l'été probablement, quand l'afflux de touristes éclipse le reste. Ma chance : la pluie de novembre a fait le ménage. Populaire, le quartier l'est sans doute resté, mais jusqu'à quel point ? Au coin d'une rue, une fresque murale à tête de singe dénonce la « gentrification » rampante. « Lavapiés a certainement été la partie de Madrid avec la plus grande densité de logements et centres sociaux squattés. (...) De nos jours, la spéculation immobilière et la répression policière (sic) ont quasiment eu raison du mouvement squat, mais le quartier continue à être celui qui possède l’activité associative et politique la plus dynamique, mêlée à une vie de quartier des plus denses », assure sereinement le site « Madrid pour vous ».
Au bas de la calle Embajadores l'ancienne fabrique de tabac reconvertie en lieu de culture alternative, fermée pour travaux de restauration, semble à la recherche d'un second souffle ; le marché San Fernando lui-même tourne au ralenti. Au milieu de la rue Lavapiés, les restaurants indiens se suivent, presque tous déserts. Je m'arrête dans l'un d'entre eux, sous les regards bienveillants de Gandhi et Mère Thérèsa, accompagnés d'un chromo de la Tour Eiffel et du Tower Bridge londonien.
Sans doute sommes-nous en saison creuse. Pourtant, je crois deviner dans le regard des passants une fatigue qui n'est pas que saisonnière. Même les dealers semblent à la peine. Quatre d'entre eux m'interpellent. Je suis fasciné par la dégaine de celui de droite : jeans dont l'entrejambe lui tombe sous les genoux, petit chapeau trilby penché sur le côté jusqu'à défier l'équilibre, mains dans les poches, il pourrait être un de ces loubards photographiés par Brassaï à Paris dans les années 1920. Je ne peux m'empêcher de lui lancer sous forme de compliment « vous avez un sacré look ! » mais ne pousse pas le culot jusqu'à lui proposer de tirer son portrait. Dommage. Quand j'y suis préparé, sur le chemin du retour, il a disparu.
Deux cents mètres plus bas, sur la place Lavapiés, une trentaine de personnes de tous âges manifestent avec un mégaphone bon marché. Ça discute ferme, en cercle. Je m'approche, pensant d'abord à la protestation du personnel de la santé qui a fait la « une » des médias espagnols ces derniers jours, m'étonnant tout de même de l'heure tardive. Mais non, il s'agit d'une réunion de voisins dénonçant justement… la péjoration du deal de rue depuis la pandémie de covid, la saleté, le bruit, l'insécurité. Bref, les problèmes de cohabitation que connaissent nombre de quartiers où chacun tente sa chance comme il le peut.
Un monsieur prend le micro. Immigré lui-même, il décrit sa situation, défend le caractère multiculturel de Lavapiés tout en soulignant ses problèmes croissants. Je ne comprends pas tout ce qu'il dit, le vois surtout s'enflammer progressivement, submergé par tout ce qu'il a sur le coeur. À la fin, il s'excuse de s'être emporté ; « tu n'as pas à t'excuser », lui lance un autre orateur. Deux dames lui succèdent. On échange des expériences, des doléances, celui qui semble l'organisateur de la rencontre rappelle l'adresse électronique de l'association, on se sépare, satisfait d'avoir au moins vidé son sac.
Je remonte, un jeune Tunisien m'aborde. Dialogue de sourds classique. « Tu viens de Suisse ? Ah, je connais, je connais l'Autriche aussi, l'Allemagne. Lucerne, tu as été à Lucerne ? J'y ai travaillé pour une dame, très gentille, j'étais comme un fils pour elle. Donne-moi ton numéro de téléphone, restons en contact. »
Quelques rues plus haut se trouve l'auberge de jeunesse « 2060 », très fréquentée. « Il y a plus de 300 ans, Newton a prédit l'année de la fin du monde. Nous, à l'Hôtel 2060, avons commencé officiellement le compte à rebours, rappelant au monde qu'il importe de vivre sa vie au maximum. »
Dont acte.
Madrid, 16-17 novembre 2022, Leica M10, Summicron 35mm. f2
© Jean-Claude Péclet 2022. Reproduction soumise à autorisation.