Hélène et le garçon
(un souvenir de ma mère)
74 années séparent les deux portraits - plus que le nombre de celles que j'ai vécues jusqu'ici. Sur celui de dessus (source: notrehistoire.ch), Hélène Vinard a 18 ans et vient d'être engagée à l'usine Perrier de Chavannes-près-Renens, où elle fabrique à la chaîne des "têtes de nègre" comme on disait alors - et comme le revendiquent encore les Chavannois que n'encombre pas le politiquement correct. Le portrait de droite a été réalisé samedi 5 novembre 2022 dans la même cour de l'usine Perrier (fermée depuis 1974), que je visitais avec un groupe d'amateurs du patrimoine. C'est par hasard que nous avons croisé Hélène -"Nénette" pour les proches - qui vit toujours dans un immeuble voisin. Bon pied bon oeil même après une mauvaise chute il y a un an, elle continue à confectionner non plus des têtes choco, comme on dit aujourd'hui, mais de la confiture aux mirabelles.
Nous étions là pour voir ce qu'est devenue l'usine et visiter le musée Encre et Plomb (dont je montrerai des images dans un autre billet), nous ne nous sommes pas attardés avec Hélène. Mais en faisant une petite recherche sur internet, j'ai retrouvé une longue interview radiophonique qu'elle a donnée à Jean-Marc Falcombello en 2006. On y apprend que son père travaillait comme vacher à la ferme Vauthey - où s'est développée depuis l'École polytechnique fédérale de Lausanne. "Nous étions cinq filles, il fallait travailler", raconte-t-elle. Et elle, qui n'était pas la préférée, un peu plus que les autres. "Nénette, tu vas ici. Nénette, tu vas là: j'étais un peu le dindon de la farce." Mais, ajoute-t-elle, "j'aimais bien", peut-être parce que ces tâches l'éloignaient de parents qui ne lui manifestaient pas un amour excessif...
De l'école ménagère à l'usine: à 16 ans, elle entre d'abord dans une fabrique de brosses, également à Chavannes-près-Renens, puis est engagée à la chocolaterie Perrier, créée en 1925 par l'industriel Marcel Morel, qui possède également... une mine de charbon à Belmont-sur-Lausanne. C'est là qu'elle rencontre son futur mari, ils se plaisent tout de suite. À 19 ans, elle se "retrouve enceinte", selon l'expression de l'époque. Ses parents qui n'apprécient pas son ami, l'estimant peu travailleur, "font la gueule, ils ne voulaient rien savoir". Concrètement, le père refuse de signer une autorisation pour que sa fille mineure se marie, l'envoie quelques mois à Flendruz, à quelque 40 kilomètres de là, comme sommelière, pour cacher son état. Hélène accouche, se marie en juillet 1950, quatre mois après être devenue majeure à 20 ans. Elle revient à Chavannes et reprend son travail chez Perrier, où son mari, magasinier, transporte de lourds sacs de sucre et de fèves de cacao - car on fabriquait le chocolat à l'usine: les murs du sous-sol où se trouvaient les conches en conservent l'odeur. Le couple vivra ensemble 47 ans, jusqu'au décès du mari.
Si j'évoque plus longuement cet épisode de la vie d'Hélène Vinard, c'est qu'il me touche de près: ce qu'elle a vécu est, en gros, ce qu'a vécu ma mère. Maltraitée à l'école par des instituteurs incompétents et parfois sadiques - la "Mob" de 39-45 ayant éclairci leurs rangs, on prenait n'importe qui pour boucher les trous - elle dut un jour monter sur le piano pour que ses camarades entendent comme elle chantait mal... Pendant ses loisirs, son père la faisait travailler dans sa petite usine qui fabriquait des articles semi-industriels en bois, il la faisait tirer jusqu'à Lausanne de lourdes charrettes pour livrer des clients. Elle aussi "tomba enceinte". À 21 ans, elle n'avait pas besoin d'autorisation paternelle pour se marier et le fit en hâte pour régulariser la situation. Ma soeur naquit en 1948, moi en 1950. Notre père était alors un jeune homme turbulent de Renens-Sud - à deux pas de l'usine Perrier - simple garçon de courses. Plus tard, il fit une belle carrière et devint directeur commercial, mais sur le moment, il ne fut guère mieux accueilli que le fut le mari d'Hélène.
J'ai grandi non loin de l'usine. Un autre souvenir, plus potache, m'y rattache. Écoliers, nous adorions les têtes de nègre Perrier dans leur emballage rouge et or et avions inventé une sorte de course-poursuite dont le but était d'écraser la friandise sur le nez de son adversaire. Nous préférions pour cela les Perrier parce que leur masse crémeuse était plus collante et consistante que celle de la concurrence!
Miais revenons à Hélène Vinard. Dans l'interview donnée à la Radio romande, ses années Perrier paraissent plutôt heureuses, même si le salaire d'embauche n'était que de 65 centimes l'heure. Les ouvrières - quelques dizaines, dont le nombre pouvasit passer à plus de deux cents à l'approche des Fêtes - habitaient toutes les environs: "Je connaissais des tas de gens, on s'entendait très bien". Le patron Marcel Morel était du genre sévère-mais-juste. Une fois par an, il organisait une course en car "sensationnelle" pour le personnel, "il payait tout ce qu'on voulait". Chaque matin, il passait dans les ateliers saluer les employés, on offrait un thé au rhum aux représentants.
Après le rachat de Perrier en 1974, les locaux ont encore vu défiler des entreprises produisant des jus de fruits, du café, des gaufrettes au fromage, des bouillons. Ce n'est pas sans un pincement de coeur qu'Hélène a vu ensuite les vestiges de ces activités s'entasser dans la cour, vendus au plus offrant ou promis à la démolition. L'ex-usine a ensuite abrité des artistes contemporains (le groupe "Impact"), aujourd'hui une antenne du CHUV, le bureau d'architectes Pont 12 qui a gagné plusieurs concours pour le futur quartier de Malley, le musée Encre et Plomb L'endroit vit toujours mais, comme le relève pertinemment le journaliste interrogeant Hélène Vinard, l'atmopshère résidentielle du quartier réverbère un calme étrange, sans rapport avec l'agitation qui y régnait quand les ouvrières se dépêchaient de timbrer et emplissaient la cour de leurs pas pressés pendant la pause de midi.
L'usine Perrier dans les années 1950 (source: notrehistoire.ch
La cage d'escaliers, à décoration métallique vissée
Lu bureau d'architectes Pont 12, aménagé dans les combles
Le musée Encre et Plomb
Chavannes-près-Renens, depuis l'ancienne usine Perrier
Publicité Perrier d'avant 1992