Portraits de figurants, Fête des Vignerons 2019
Ces images ont été réalisées à Vevey les 14 juillet au 11 août 2019, lors des dernières répétitions, pendant les représentations autour de l'arène et pendant le cortège. Mon point de vue est empathique: j'admire les neuf mois de répétitions auxquels se sont pliés les quelque 5500 figurants pour offrir non seulement un spectacle d'une qualité hors du commun, mais au-delà une fraternité partagée par toute une ville, toute une région. Des personnes de tous âges, d'origines et de classes sociales les plus diverses se sont mélangées, engagées pendant un an, davantage pour certaines, pour célébrer le travail de la vigne, se dépasser dans une création aussi ambitieuse qu'éphémère. Les portraits sont présentés sous forme de mosaïque pour souligner son caractère collectif.
La majorité des visages sont souriants, joyeux; parfois l'expression est songeuse, voire fatiguée. C'est tout cela, la Fête des Vignerons. Le 14, quatre jours avant le jour "J", tandis que le metteur en scène Daniele Finzi Pasca apportait encore des corrections à la chorégraphie du final qui n'était pas au point, certains figurants quittaient l'arène et déclaraient forfait pour ce soir-là, trouvaient que les exigences étaient trop élevées pour des bénévoles. Deux jours plus tard, changement d'ambiance, une excitation régnait en vue du but, et surtout avec l'apparition du public.
Un événement aussi exceptionnel et médiatisé que la Fête des Vignerons suscite forcément des réactions contrastées. Celle du comédien Xavier Alfonso après la première nocturne du spectacle, est enthousiaste:
"Cette nuit, j’ai eu pas mal de peine à m’endormir, tant l’émotion qui m’habitait était forte. Hier je suis allé voir la fête des vignerons et j’en suis sorti complètement chamboulé.
Nous sommes en 2019 et hier, les figurants et le public de cette fête m’ont donné envie de croire en l’humanité. Le monde a bien changé depuis 1999, j’avais 8 ans, j’étais un enfant et on imaginait le futur avec beaucoup de passion. Aujourd’hui, le futur on se l’imagine bien plus morose et pourtant, pourtant, hier j’ai eu envie de continuer de vieillir avec sérénité.
Nous sommes en 2019 et hier, ce n’était pas les Smartphones et les individualités qui étaient mises en valeur, mais bel et bien le collectif, qui depuis tant de mois, collabore, pour nous proposer un spectacle poétique et mégalo.
Nous sommes en 2019 et hier, l’art vivant a gagné. La culture est la seule branche à pouvoir nous offrir autant d’émotions différentes, souvent dénigrée, toujours peu soutenue, hier, elle a démontré qu’elle était capable de tout, quand on lui faisait confiance.
Nous sommes en 2019 et hier, Vevey était la plus belle ville du monde. La fête était partout, les gens étaient heureux, le lac était radieux et la ville brillait de mille feux.
Pour conclure, on pourra dire ce qu’on veut sur l’avant fête, sur la qualité artistique de certains tableaux, sur le passé, le présent ou l’avenir de cette fête. Hier, l’enfant de 1999 que j’étais, a pris la main du jeune homme de 28 ans que je suis et il m’a promis de m’accompagner vers l’homme mûr que je serai dans une vingtaine d’années. Cette fête nous lie, avec les autres, mais aussi avec nous-mêmes.
Merci, merci à la Fête des vignerons, un million de fois merci d’exister et de nous apporter tant de bonheur."
Quelques jours plus tard, le chanteur Dick Annegarn, qui enregistrait pendant trois jours à Vevey des témoignages sur la transmission orale des traditions populaires, livrait un regard plus critique : "C'est surproduit, la scénographie est trop lourde. J'ai un peu de peine avec le spectacle total, cela me rappelle certaines manifestations avec l'armée qui défile à Bratislava. Des moments comme celui de la petite fille qui danse traduisent superbement la vigne comme suc de la terre, mais ils sont noyés dans les excès des effets, la surenchère technologique. Le récit n'est pas clair. Il aurait besoin d'un zigzag entre effets forts et effets faibles, qui manquent... Après, on perçoit le plaisir des participants, de leurs familles dans les gradins, mais cela ne suffit pas à créer l'émotion."
Parmi les voix critiques, un de mes amis s'est dit "impressionné mais pas ému", un autre, le journaliste Sylvain Besson, a trouvé le propos "un peu mièvre".
Je ne partage pas ces derniers points de vue qui me paraissent manquer l'essentiel. Pour avoir vu deux fois le spectacle (le premier dimanche, de jour, puis de nuit le 8 août), je pense que l'immense mérite de ses concepteurs - Daniele Finzi Pasca en tête - et réalisateurs est d'avoir amené 5500 figurants à se dépasser, à leur insuffler une expressivité, une énergie communicatives qu'aucune des fêtes précédentes n'avaient atteintes. Pour qui connaît la légendaire réserve des Vaudois, c'est un exploit.
Particulièrement bien placé le 8 août, je pouvais voir non seulement les plans d'ensemble, mais aussi les visages, les mouvements d'une effeuilleuse à la soixantaine bien sonnée, d'un Etourneau, de deux enfants dans un choeur, de la cheffe de choeur qui les dirigeait Caroline Meyer, boule d'énergie comme sa collègue Céline Grandjean): ils respiraient la joie, ils BOUGEAIENT à l'unisson. Comment est-on parvenu à ce résultat? Corinne, membre de la troupe des Marins, résume d'une phrase la recette-miracle: "En deux répétitions, j'ai reçu plus de remerciements et d'encouragements qu'en six mois de boulot !"
J'ai parlé à des dizaines de personnes. Toutes saluent la bienveillance, la gentillesse de l'encadrement. Deux figurants m'ont raconté les toutes premières répétitions: réunies dans une vaste halle, plusieurs centaines de personnes qui ne se connaissaient pas ont été priées de déambuler, puis de s'arrêter face à leur vis-à-vis de l'instant et de faire comme si elles rencontraient un vieil ami qu'elles n'ont pas vu depuis trente ans. C'est avec ce genre d'exercices que les participants ont appris à oublier leur gène, entrer dans leur personnage. Le résultat se sent, jusque dans les cortèges.
Bien sûr, certains restent plus maladroits que d'autres. Dans l'ensemble cependant, les figurants ne se contentent pas de défiler et de se masser plus ou moins harmonieusement selon différents schémas préétablis, ils vivent leur rôle, esquissent des figures de tai-chi ou se lancent dans des sarabandes endiablées. Les chorégraphies sont minutieuses. Les chants et musiques composées pour le spectacle - très réussis de l'avis général - sont de ceux que l'on retient et qui vous entraînent. Voyez les participants entrer dans l'arène: c'est souvent en courant et riant, comme des gosses libérés à la récréation.
"Daniele Finzi Pasca a choisi de célébrer les faibles, les tâcherons, ceux que l'on oublie souvent. Cela nous convient très bien", m'ont dit deux Bourgeons de la Tour-de-Peilz. Remarque pertinente. Ce point est l'autre révolution de l'édition 2019. Pétrie de traditions, c'est-à-dire de conservatisme et d'une certaine raideur, la Confrérie des Vignerons a fait un choix courageux en allant chercher un metteur en scène poète et pacifiste dont elle se doutait qu'il bousculerait les schémas usuels. Il l'a fait au-delà des espoirs des une et des craintes des autres. Cette Fête est celle des femmes (j'y reviens plus bas) et de la jeunesse. Elle célèbre non seulement les ancêtres "qui ont toujours fait comme ça", mais la génération montante, celles et ceux que la nature a handicapés, celles et ceux que l'on n'écoute généralement pas dans le brouhaha des conversations. Lors de la représentation du 8 août, un "ramasse-beuses" a été ovationné pour son habileté.
Une des innovations les plus frappantes est l'apparition, aux côtés de la troupe des Cent Suisses, armée et exclusivement masculine, d'une troupe des "Cent pour Cent" composée de cent femmes et cent hommes armés de... bâtons lumineux. C'est le fruit d'un compromis. Daniele Finzi Pasca et son épouse, décédée pendant la genèse du spectacle, se sont heurtés au veto des Cent Suisses: pas question de féminiser leur troupe ou de toucher à leurs hallebardes. Ainsi, une seconde troupe a été créée pour cette édition. C'est elle qui apparaît en premier et, à la fin de la parade des Cent Suisses, revient dans l'arène les entourer et les compléter. Tout un symbole...
Le Messager boiteux est une messagère de 18 ans, Sofia Gonzalez, dont la jambe droite déformée a été amputée quand elle en avait trois. Cette sportive prometteuse de l'équipe suisse paralympique vit une vie aussi normale que possible et va commencer des études de gestion en entreprise à Genève. Je l'ai rencontrée avec un vieil ami d'origine vietnamienne membre de la troupe des Marins. Revêtu de son bel uniforme bleu et or de capitaine de bateau, il m'a glissé une phrase que je n'ai pas comprise sur le champ: "Joli clin d'oeil de l'Histoire, non?" Cet ami, avais-je oublié, est arrivé en Suisse dans les années soixante parmi d'autres "boat people"... Comme Sofia, il incarne la riche diversité de la Suisse d'aujourd'hui.
Des histoires comme cela, il en existe des dizaines parmi les figurants. Parmi les sept couples des mariés du spectacle se trouvent Alain et Fernande (80 et 78 ans, présents dans cette galerie), qui se sont rencontrés pendant les répétitions et sont tombés amoureux l'un de l'autre. Ils ne sont pas allés jusqu'au mariage - "à notre âge..." - mais se sont fiancés. Une des six autres mariées de la Fête, animatrice d'une école de samba, m'a confié qu'on s'est interrogé sur la possibilité d'introduire un couple homosexuel parmi les sept qui défilent dans l'arène et que cela a été jugé trop risqué (il y a en revanche deux couples avec un ou une partenaire de couleur...)
Tout cela patiemment pétri, mis en lumière et en musique dans une débauche de costumes colorés, et subtilement différenciés, sous la houlette d'un chef à la fois exigeant et généreux dans ses encouragements, donne quelque chose que l'on ne croyait plus possible à notre époque blasée en super-productions: un spectacle dont les participants communient totalement avec leur public.
Où est le "vrai" peuple? semble se demander Dick Annegarn dans sa critique de la Fête des Vignerons. Il est sur la place et dans les rues autour des arènes. Il est dedans aussi. Il ne correspond peut-être pas aux schémas soixante-huitards. Mais il est là, chaleureux, fraternisant à chaque coin de rue. L'osmose est totale. Des gens qui ne se connaissent pas s'abordent et se parlent. Il y a beaucoup de téléphones portables, oui, mais ici on les utilise - "tu es où??" - pour se fixer rendez-vous et de voir en chair et en os, ou comme bougie contemporaine piquetant la nuit pendant l'interprétation du célèbre "Lyoba". Des amis qui se sont perdus de vue depuis longtemps se retrouvent. On ne se dit pas toujours des choses essentielles, mais les Grecs de l'Antiquité n'étaient pas non plus tous en train de se raconter l'Iliade...
La Fête des Vignerons est un tour de magie. Celle-ci en particulier, qui se déroule autant dans la ville que dans l'arène. J'y trouve une touche particulière: la présence et le culot des femmes. Le fait que des personnages centraux du récit - la petite Julie dont la curiosité sert de fil rouge au spectacle, la Messagère boiteuse, la fée-libellule, les Cent pour Cent... - soient des femmes, le fait que l'on ait couronné une vigneronne pour la première fois n'est pas anodin. Les nombreuses Effeuilleuses ne se sont pas prier pour retrousser leurs jupons avec un sourire coquin. On s'encanaille. La photo de trois d'entre elles prenant cette pose a même été censurée dans le compte-rendu d'un très sérieux organe officiel du parti communiste vietnamien lu par des millions de personnes. Cachez ces genoux gainés de bas résille que je ne saurais voir! Il semblerait en revanche, de bonne source, que l'image se trouve toujours dans les bureaux des responsables dudit organe...
Les femmes de cette cette Fête qui est un peu la leur se savent et se sentent belles et conquérantes, pas seulement les plus jeunes. Pourquoi décourager les admirateurs? Bien sûr, il y a une atmosphère de carnaval dans tout cela; on se désinhibe pendant trois semaines, puis la vie reprend son cours... Je crois qu'il y a dans ce tourbillon féminin plus que cela: l'époque prend acte d'un mouvement de fond.
J'avais manqué l'édition de 1977. Celle de 1999, à laquelle j'ai assisté dans l'arène uniquement, ne m'a pas laissé un souvenir impérissable. Pour la première fois cette année, j'ai pris le temps de baguenauder quand les figurants préparent leur entrée en scène. Pour le photographe de rue que je suis resté fondamentalement, c'est un rêve. Les gens sont accueillants, fraternels. C'est ce moment-là que je conseille, le frisson des trois coups, les rencontres et l'amitié.
(Note technique: toutes les images ont été faites avec un Nikon D5500 et un objectif Nikkor 85mm f1.8 pour la plupart)
© Jean-Claude Péclet. Les participants de la Fête des Vignerons peuvent télécharger les images et en faire libre usage à titre personnel.
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