Fantômes du Cervin
Les Zermattois ont le sens de la mise en scène. La nature les y a aidés. Contrairement à d'autres seigneurs des Alpes entourés de sommets concurrents (Eiger-Jungfrau-Mönch par exemple), le Cervin trône en solitaire, visible sous trois angles différents, également spectaculaires, depuis la même station. On peut le voir aussi depuis Cervinia, bien sûr, mais il s'y montre plus trapu, moins découpé sur l'azur tel qu'il a inspiré le logo de la Paramount...
Les Zermattois ont ajouté à cet atout naturel des initiatives de leur crû pour satisfaire les gloutons d'images que sont les touristes du XXIème siècle. Ainsi, la nouvelle section de téléphérique Zermatt-Furi qui véhiculera les skieurs depuis l'hiver 2023-24 commence par un pylône dont le sommet est rond, la cabine traversant ce cercle qui fonctionne comme une mire au milieu de laquelle pointe le Cervin.
Plus sobrement, ils proposent aux amateurs, contre rémunération bien sûr, une partie de pêche à la mouche au Stellisee, près de Blauherd, un des meilleurs points de vue sur la montagne magique (photo ci-dessus).
Tout cela est si bien orchestré qu'on en oublierait presque que le Cervin est aussi un sommet dangereux où l'on déroche et se tue parfois. Mais là aussi, le mythe a récupéré la réalité, cela dès la première cordée de Whymper dont seuls trois alpinistes sur sept (lui-même et ses deux guides, Peter Taugwalder père et fils) revinrent vivants.
Que s'est-il réellement passé ce 14 juillet 1865? Malgré tous les livres publiés, les films réalisés sur la tragédie, le mystère demeure. On sait qu'au retour, dans un passage difficile, l'anglais Hadow, le moins expérimenté de l'équipe et le plus fatigué, glissa et tomba sur le guide français Croz, les deux hommes entraînant dans leur chute deux autres Anglais, Hudson et Douglas. Tous s'écrasèrent sur un glacier 1200 mètres plus bas, le corps de Hadow n'a pas été retrouvé à ce jour.
Les deux Taugwalder entourant Whymper s'accrochèrent comme ils purent. La mince corde de chanvre les reliant au reste de l'équipe cassa - ou fut coupée par le guide pour leur sauver la vie, insinua une rumeur peu après leur retour. Il y eut une enquête officielle, Taugwalder fut blanchi mais sa carrière et sa vie en furent brisées. Il émigra ensuite aux Etats-Unis et ne revint à Zermatt que pour y mourir, de mort naturelle en 1888. La version de l'ascension et de l'accident qui s'imposa fut longtemps celle de Whymper, qui ne s'attarda pas à Zermatt après la tragédie et, dans son récit, affirma que les Taugwalder "pleuraient comme des enfants" après la chute des quatre alpinistes. Taugwalder junior, publia quelques années plus tard sa propre version, écrivant que c'est au contraire un Whymper tétanisé qu'il fallut aider à reprendre la descente.
La tombe de Whymper se trouve à Chamonix, celle des Taugwalder à Zermatt, sous l'église St-Maurice. Ce cimetière des alpinistes accueille quelques-unes des victimes de leur passion pour la montagne, dont le guide français Croz, mort lors de la première ascension. On estime que près de 600 personnes se sont tuées en escaladant le Cervin. C'est à la fois beaucoup et peu. Je suis monté une fois faire un reportage à la cabane du Hörnli (3260 m.) d'où partent les cordées à 4 heures du matin. Les plus expérimentées montent comme des flèches et sont de retour aux premières du jour. Certains inconscients se font à demi-hisser au sommet et reviennent en titubant, comme un Japonais que j'ai vu redescendre au milieu de l'après-midi. Quelques dizaines de mètres après la cabane, des plaques de cuivre vissées dans le roc par des familles endeuillées signalent déjà des glissades mortelles.
Les morts du cimetière des alpinistes sont plus prestigieux ou symboliques. Les tombes sont patinées par le temps et les éléments, elles sont de style rustique et sobre, pierre et bois, portent des inscriptions inspirantes, sensées faire réfléchir à la petitesse de l'homme face à la toute-puissance de la Nature. Les visiteurs de Zermatt y défilent avec respect.
N'éprouvant aucune fascination pour les humains qui "dépassent leurs limites" en se risquant dans des environnements qui ne sont pas faits pour eux, je préfère aux formules bibliques le petit roman de Ludwig Hohl intitulé "Ascension". Deux alpinistes à l'assaut d'un sommet rencontrent une météo défavorable. Le plus audacieux des deux décide de continuer seul tandis que son compagnon préfère redescendre. Le premier mourra, lentement, dans une crevasse où a glissé. Le second aussi - noyé très vite, lui - dans une rivière qu'il a traversée imprudemment malgré l'avertissement d'un paysan.
"Ils avaient donc entre eux changé de rôles pour mourir; et la question surgit - absurde, peut-être - de savoir s'ils n'auraient pu en faire autant, au moins un peu - dans la vie?"
Zermatt, 10-12 juillet 2023.
Rolleiflex avec objectif Zeiss f2.8, film Ilford Delta 100, négatifs scannés