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Davel

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Cher Major,

Vous et moi partageons un défaut: la maladresse. La vôtre vous a fait perdre la tête, littéralement, le 24 avril 1723, jour de marché. Tête qui fut volée le soir même par quelques sympathisants à votre cause; retrouvée deux ans plus tard chez un boutiquier nommé Mercier qui prétendit la conserver à des fins scientifiques, elle fut alors brûlée puis enterrée près du gibet, on n'en a jamais retrouvé la trace depuis. Les traits sous lesquels vous fûtes représenté plus tard sont ceux d'un modèle moustachu - on ignore à quoi vous ressembliez vraiment, cela participe de votre mystère.

 

Trois cents ans jour pour jour après votre mort, ma propre maladresse - des baskets aux semelles trop lisses - ne m'a valu qu'un vol plané dans la boue avec mon Rolleiflex de 1938, à quelques mètres de l'endroit où vous fûtes décapité. J'étais venu vous dire un petit bonjour, à l'écart des Zofingiens à casquette plate qui avaient déposé le matin même au pied du monument de Vidy érigé à votre mémoire une petite couronne ornée de rubans rouge et blanc, et des officiels qui vous rendaient un hommage convenu quelques heures plus tard à Cully, où deux splendides "arbres de la liberté" honorent votre sacrifice.

De mystère, vous n'en manquez pas. A-t-elle existé cette Belle Inconnue pétrie de piété qui, dit-on, vous souffla sur les coteaux de Lavaux la mission de libérer les Vaudois de l'occupation bernoise? Nul ne le sait. Militaire et mystique: curieux mélange que votre caractère.

Le point qui m'interpelle, auquel aucun des historiens dont j'ai lu les ouvrages à l'occasion du tricentenaire de votre mort ne répond complètement, est l'amateurisme, la naïve impréparation - pour ne pas dire le grain de folie - qui caractérisa votre marche sur Lausanne, votre lutte de libération si vous préférez. Parti de Cully avec cinq à six cents hommes munis de fusils - mais sans munitions - vous êtes arrivé à Lausanne sans crier gare, votre manifeste en poche, en une seule copie. Comme si le constat des abus de Leurs Excellences bernoises devait suffire à convaincre leurs sous-fifres vaudois d'approuver votre projet. (Ironiquement, vos griefs furent ensuite reconnus comme fondés par l'avoyer bernois Christoph Steiger enquêtant sur "l'affaire Davel", titre d'un ouvrage de Marianne Mercier-Campiche).

Aviez-vous préalablement pris des contacts discrets, assuré quelques appuis, tâté le terrain, planifié la suite, imaginé des scénarios militaires au-delà de votre arrivée au son du tambour et de votre discours aux édiles? Il semble bien que non. On ne trouva sur vous que trois lettres adressées à "Messieurs" de Fribourg, de Genève, aux "villes et communautés" du Pays de Vaud; vous aviez aussi écrit au major Tacheron à Moudon pour le prier de mettre ses troupes à votre disposition- mais celui-ci ignorait tout votre projet. Plutôt léger, comme "conspiration".

 

Vos propositions à une délégation du Conseil de Lausanne "étonnèrent extrêmement ceux à qui on les faisait", relate Barthélémy Barnaud dans ses copieuses "Mémoires pour servir à l'histoire des troubles arrivés en Suisse" publiés à Amsterdam trois ans après votre exécution.

Laissons-lui la parole pour la suite: "On jugea à propos d'entendre le Major Davel, afin de lui faire expliquer sa pensée et de découvrir quels moyens il avait en mains pour l'exécution d'une si hardie entreprise. Pour cet effet, on lui donna audience à la Chambre du Conseil, où il parut avec autant de joie que s'il fut déjà venu à bout de ses desseins. Il fit un discours fort cavalier, où il invita Messieurs de Lausanne à féconder son entreprise (...), leur assurait que le succès était immanquable et les en félicitait déjà par avance."

Benêt que vous fûtes! "Messieurs de Lausanne" - c'est-à-dire quelque vingt-cinq familles constituant l'oligarchie d'une petite cité de 6200 habitants - se trouvaient assez bien à servir leurs maîtres bernois, y glanant aussi des avantages personnels. Votre projet fut "rejeté avec horreur" (Barnaud) à l'unanimité des présents. On vous cacha ce vote. Ainsi fûtes-vous authentiquement surpris quand vos hôtes lausannois, feignant de partager votre idéal d'un canton libre, offrant le gîte pour la nuit, vous firent arrêter le lendemain matin puis mettre aux fers.

On vous "questionna", à cinq reprises. Sans avocat, sans vous poser une seule question sur le contenu de votre manifeste,  On vous tortura (pouces écrasés, estrapade), en vain. Aucun nom de complice(s) ne franchit vos lèvres car il n'y en avait pas. Vous aviez agi seul, intimement convaincu que la seule proclamation des abus bernois les ferait disparaître par une sorte d'enchantement: comme le plomb se mue en or sous la baguette de l'alchimiste, les serviles oligarques lausannois se transformeraient en résistants convaincus; et face à cette résistance déterminée, les occupants eux-mêmes renonceraient sans barguigner à exploiter les richesses du pays de Vaud.

Votre révolution se concevait comme une révélation.

Emprisonné, vous eûtes le sommeil "doux et tranquille", raconte Barnaud, mangeant "de bon appétit, mais sobrement", "les manières aisées, raillant, badinant, entretenant la conversation avec ceux qui allaient le voir, faisant les honneurs de sa prison comme il aurait fait chez lui".

C'est à partie du 5 avril que vous découvrîtes "un fond de visions tout-à-fait singulières* (Barnaud, toujours): vous aviez eu "des Révélations. Une Prophétesse inconnue (vous) avait prédit plusieurs choses, qui (vous) étaient arrivées en effet dans la suite." Vous aviez vous-même "opéré diverses Merveilles, guéri par exemple des malades par (vos) seules prières; fait des Prédictions qui avaient eu leur accomplissement." De tout cela, vous aviez conclu que Dieu vous "avait suscité extraordinairement pour la délivrance de (votre) Patrie, et que (vous n'aviez) fait que suivre (votre) vocation."

Vous considérant jusqu'alors comme un homme de bon sens, vos interrogateurs balayèrent ces déclarations comme autant de "contes", exigèrent des preuves. Vous n'en aviez qu'une: le fait votre plan allait effectivement "contre toutes les règles de l'art militaire", étant celui que Dieu vous avait suggéré...

À partir de ce moment surgit une question à ce jour sans réponse: étiez-vous réellement inspiré ou un peu dérangé? Des nièces, des fermiers et domestiques témoignèrent qu'ils vous avaient vu "pleurer quelquefois dans la solitude". "Des larmes de joie", selon vous.

Des parents plaidant votre grâce évoquèrent votre "mélancolie". Les gazettes d'époque vous jugèrent  plus sévèrement que ne le font les journaux célébrant les 300 ans de votre mort. Il fallait "corriger votre cerveau", vous "imposer la saignée, la purgation et autres denrées". Se "laisser prendre comme une bête" n'était-elle pas l'expression même de votre "extravagance"?

Le réquisitoire d' Isaac Aloys de Bochat , demanda que vous soyez étranglé, pendu, et votre corps mis en quartiers. Le tribunal de la rue de Bourg ramena la peine au poignet et à la tête tranchées. Plus magnanimes, Leurs Excellences de Berne se contentèrent de la décapitation, craignant sans doute de "fâcheuses conséquences si les plaintes du peuple dans le Pays de Vaud n'étaient levées rapidement" (extrait du débat au Conseil des Deux Cents).

Votre exécution publique à Vidy défia les rites habituels du genre, relève l'historienne Elisabeth Salvi. D'abord vous y descendîtes à pied, refusant le cheval qu'on vous proposait. Vous n'y montrâtes aucun repentir, comme c'est l'usage chez les condamnés. Au contraire, vous avez déclaré sur l'échafaud: "Je me persuade que l'on redressera les abus que je viens de vous reprocher en face. C'est ici la plus excellente et la plus glorieuse journée de ma vie". D'avance, vous récusâtes le statut de héros qu'on aurait pu vous accorder par la suite: "Je ne suis pas païen, pour me parler d'héroïsme".

Vos bourreaux eux-mêmes parurent gênés aux entournures. À commencer par le pasteur de Saussure chargé d'expliquer au bon peuple pourquoi il fallait décapiter un soldat honorablement connu jusqu'alors. Puisque vos antécédents étaient sans tache, il fallait bien trouver quelque chose. Et ce quelque chose, ce fut bien sûr le maintien de l'Ordre, celui-là même qui avait amené les autorités bernoises et vaudoises (et pas seulement elles) à ergoter pendant des décennies sur la querelle politico-religieuse dite du "consensus".

 

L'affaire étant trop longue à expliquer ici (on en trouvera un résumé sur cette page), disons qu'elle opposait des manifestations religieuses personnelles (qualifiées d'"universalistes" et auxquelles se rattachaient les pratiques piétistes ou quiétistes dont vous étiez proche) au pouvoir spirituel - et temporel - de l’État. C'est à cette querelle qu'est consacrée l'essentiel des "mémoires" de Barnaud. On y découvre non sans étonnement qu'elle pouvait enflammer les esprit parce qu'à travers une vision de la foi, présentée comme seule valable et autorisée, les Bernois firent signer aux ecclésiastiques et au "régents" (ainsi qu'on qualifiait alors le corps enseignant) vaudois un formulaire de consentement (consensus) qui n'était autre qu'une déclaration de soumission à l'autorité. Sans trop exagérer, on peut assimiler cette attitude d'autorités occupantes se réclamant de la Réforme à celle de certains régimes islamiques contemporains...

En contestant cette autorité - et surtout en le faisant au nom d'une vision personnelle de la foi - vous aviez  doublement franchi la ligne rouge. "Si sur les plus légers prétextes chaque particulier se voit suffisamment autorisé à décider de ses droits en dernier ressort, elle (la société, ndlr.) ne serait bientôt qu'un sanglant et horrible carnage. La sûreté publique, l'intérêt commun demandent que l'on s'oppose à l'anarchie", argumenta le pasteur de Saussure sur l'échafaud. Il convenait de réaffirmer les Écritures saintes face aux dérives d'une illumination intérieure.

C'est ainsi une "conscience pas éclairée", "errante", une "imagination échauffée" qui furent tranchées net avec votre cou, pour que soient tranquillisés les esprits du peuple. La chasse aux illuminés fut relayée par les pasteurs, le Consensus mit encore quelques décennies à périr, lui, de sa belle mort.

 

Après vous avoir dénoncé, les placides Vaudois attendirent quatre-vingt ans avant d'être libérés de l'envahisseur bernois par un autre envahisseur, français celui-là, qui vous vengea à sa manière en pillant le trésor de Berne. Et ce fut un tsar russe, Nicolas Ier, et son diplomate grec Ioánnis Kapodístrias qui leur évitèrent en 1815 d'être repris par la patte de l'ours bernois.

Les Vaudois vous méritent-ils? Aujourd'hui encore, ils se contorsionnent pour savoir s'ils doivent réviser le procès qui vous valut d'être décapité comme traître. Hypocrite réécriture de l'Histoire, le passé est le passé, objectent les uns. La justice n'est pas infaillible, surtout administrée par l'occupant, n'ayons pas peur de casser un jugement inique, rétorquent les autres.

La révision d'un procès suppose que les juges et la société qu'ils incarnent ont profondément changé. Est-ce le cas? La réponse n'est pas aisée. Si vous surgissiez aujourd'hui du tertre de Vidy et jetiez des regards autour de vous, sans doute seriez-vous frappé par de profondes mutations. Le recensement bernois de 1764, quarante-et-un ans après votre mort, dénombrait 155'366 habitants sur le territoire cantonal, ils sont aujourd'hui plus de 830'000, dont un tiers d'origine étrangère. Aussi, vous reconnaîtriez à peine les paysages qui vous ont vu naître. Cully est devenue Bourg-en-Lavaux, on vous y a abreuvé de compliments sous le tente d'un festival de jazz, une musique dont le nom ne vous dira rien. À côté de votre monument de Vidy se construit "la station d'épuration de l'avenir" pour traiter les micro-polluants d'une agglomération lausannoise de 430'000 habitants.

C'est à proximité de ses percolateurs géants et argentés que j'ai été interpellé par une stroumpfette (encore un vocable qui vous déroutera) - disons une guillerette et minuscule dame d'un certain âge vêtue d'un épais manteau et d'un curieux chapeau-cloche orné d'une fleur. Elle était justement allée se promener vers votre stèle. Je lui ai demandé ce qui l'avait motivée à accomplir ce pèlerinage. Elle m'a répondu qu'avec vous, on était au moins "entre Vaudois", et  que ce qu'on vous avait fait était "assez horrible". Elle n'avait rien contre les étrangers, a-t-elle précisé, ayant "travaillé en Belgique".

Vous avez accepté votre destin avec une tranquillité d'esprit qui force le respect. Votre refus d'obéissance tout comme celui de considérer les conditions politiques entourant votre rébellion évoquent Antigone clamant dans la version d'Anouilh:

"Je ne veux pas comprendre. Moi, je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir."

Vous vous distancez pourtant d'elle en ceci qu'il n'y avait aucune colère en vous. Quelles lectures, quels personnages vous ont-ils inspiré? On ne sait rien de ce qui a pu être votre bibliothèque. Quand vous êtes mort, Rousseau n'avait que 11 ans et Voltaire 29: les Lumières attendaient encore leur heure. Fondamentalement, vous fûtes un homme d'ancien régime, influencé peut-être par vos origines du val supérieur d'Ossola, connu pour son esprit autonomiste (c'est l'hypothèse de Jean-Pierre Bastian) ou les réflexions de Théodore de Bèze (qui enseigna à l'Académie de Lausanne) sur les limites fixées au pouvoir du souverain, et celles du Jean Barbeyrac sur le droit naturel (hypothèse de l'historien Denis Tappy).

Reste que pour l'essentiel, vous fûtes "seul jusque dans la mort", a écrit Ramuz.

Sans doute resterez-vous, à tout jamais, un cas à part. Cela fait votre charme. Si le canton de Vaud ne sait pas toujours quoi faire de votre martyre, du moins a-t-il trouvé en cerclant le lieu de votre exécution d'ifs et de peupliers, un endroit qui devrait vous convenir. Juste à côté se trouve un étang envahi de roseaux et, tout autour, une forêt où, quand vient le printemps, ondulent les lucioles. Elles sont devenues rares, ces messagères de liberté.

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Vidy, 24 avril 2023. Rolleiflex f3.5 modèle 1938, film Ilford Delta 100.

  © Jean-Claude Péclet 2023. Reproduction soumise à autorisation

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