Constance à l'heure bleue
Qui dit : « le souvenir est d'un temps révolu » ?
Il y a partout, toujours, du passé dans les choses,
D'où vient que l'on ne croie jamais plus en la cause
De ce qu'on eut un jour de moments absolus ?
(...)
Constance l'a compris. Dans le petit matin
Elle avance, sereine, elle est fille du monde,
Elle fait des projets pour la lumière blonde
Qui dore doucement les meubles en rotin.
Oïbarès
Constance - la ville, pas la dame de la poésie - fut épargnée par les bombardements de la Deuxième guerre mondiale. Imbriquée dans sa voisine suisse Kreuzlingen, qui n'appliquait ni couvre-feu, ni extinction des lumières le soir, elle l'imita, quitte à désobéir aux ordres du Reich, et fut ainsi épargnée par les avions alliés qui craignaient de frapper en territoire neutre.
C'est ainsi que la cité-frontière fondée par les Romains au IVème siècle a conservé un patrimoine bâti remarquable, en particulier celui datant du temps de sa splendeur, au Moyen-Âge, quand elle prit le nom de l'empereur Constance Chlore. Centre commercial et religieux, elle comptait alors 40 000 habitants - et à peine plus du double aujourd'hui. En vous promenant dans les rues de la vieille ville tôt matin, comme je l'ai fait, vous admirerez sans bruit et sans touristes d'imposantes maisons construites à la fin du XIIIème siècle, une foule de bâtiments datant des deux siècles suivants, des façades baroques en trompe-l'œil élégamment restaurées.
Sa forte empreinte religieuse vous frappera. Dame! Constance est la ville où, de 1414 à 1418, se déroula le Concile de Constance dont les 45 sessions mirent fin au grand schisme d'Occident. Accessoirement, on y condamna et brûla les réformateurs Jan Hus et Jérôme de Prague, jugés hérétiques. Je reviens ci-dessous sur quelques aspects du concile et les réflexions que m'inspire son écho présent.
Constance est un bon point de départ pour la route cyclable qui fait le tour du lac éponyme - 270 kilomètres au total, mais il y a vingt façons d'abréger le parcours grâce aux nombreuses navettes lacustres. Y passer un jour, visiter l'île de Reichenau voisine et, en face, le château d'Arenenberg où vécurent Hortense de Beauharnais et le futur Napoléon III, est une bonne façon de commencer ce périple.
Les "leicaïstes* apprécieront le fait qu'on trouve un Leica Store à Constance, superbement situé près de la cathédrale, flanqué d'une galerie et d'un café.
La majorité des touristes accordent peu d'attention au Konzilgebäude de Constance, édifice pourtant remarquable par ses dimensions et son architecture dont la construction remonte aux années 1390. Son nom est en fait impropre puisqu'il servit essentiellement d'entrepôt pour le stockage des marchandises, témoignant de l'importance des flux commerciaux transitant par la ville.
Les séances du concile de 1414-18 se déroulèrent pour la plupart à la cathédrale, sauf celle où fut élu un nouveau pape, Martin V, qui convenait à la majorité. Comme il fallait que le secret fut absolument préservé, on choisit ce bâtiment aux fenêtres étroites, qui fut divisé en cellules pour les cardinaux. Aujourd'hui, le Konzilgebäude est, plus prosaïquement, un restaurant.
Les touristes, j'y reviens, réservent leurs clichés à la statue qui, sur les quais, fait face au Konzilgebäude. Œuvre de Peter Lenk érigée en 1993, la dame de béton (9 mètres de haut, 18 tonnes), aux allures de déesse hindoue se nomme "Imperia" et soutient dans ses mains écartées deux petits hommes qui pourraient représenter le pape Martin V mentionné plus haut (pouvoir spirituel) et l'empereur Sigismond (pouvoir séculier). Voici ce qu'en dit l'artiste lui-même: «Les personnes de l'Imperia ne sont pas le pape ni l'empereur, mais des saltimbanques qui se sont emparés des insignes du pouvoir séculier et spirituel. Libre à l'interprétation historique de l'observateur de dire dans quelle mesure les vrais papes et empereurs ont été, eux aussi, des saltimbanques... »
Un peu facile, ai-je trouvé. Tourner en bourrique les symboles de l'autorité est devenu un cliché. En cela, la statue dit quelque chose de son époque - et pas quelque chose de forcément positif, je le crains. Le nom de la statue renforce le cliché puisqu'il fait référence à "La belle Imperia", un conte drolatique de Balzac mettant en scène une courtisane qui mène le clergé par le bout du nez (ou d'autre chose). Une Imperia la Divine a bien existé, mais près d'un siècle après le concile, et ne mit jamais les pieds à Constance.
Mais voilà: l'anticléricalisme fait toujours recette, comme en témoigne le nom du quartier "Paradies" à Constance, où s'érigèrent nombre de cloîtres, et qui fut aussi, dit-on, le quartier des plaisirs...
Constance, 8-9 octobre 2024. Leica M11 + apo-Summicron 35mm.
© Jean-Claude Péclet. Reproduction soumise à autorisation.