
Chez Ramuz

Rrrran-tan-plan ! fait la fanfare, et les collégiens aux genoux cagneux défilent sous le soleil, leur casquette (pour les garçons seulement) vissée sur la tête. Ramuz et moi avions la même, le modèle exposé chez lui, à la « Muette », achetée chez Piotet probablement, rue Centrale à Lausanne. Rares étaient les occasions où nous mettions ce couvre-chef d'un autre âge. Voir celle de Charles-Ferdinand, avec sa visière luisante, a suscité chez moi une réminiscence proustienne.
L'école m'a longtemps détourné de Ramuz. Statufié en « écrivain vaudois », chantre du terroir – exactement ce qu'il refusait de son vivant – l'homme affichait en plus un regard contrarié, une mèche et une moustache qui faisaient vaguement penser à Hitler.
Ramuz, poil au cul,
« Derborence », je l'ai pas lu…
Il a fallu, bien plus tard, que je m'intéresse à l'urbanisme et que je rencontre un ex-municipal juif et socialiste (Marx Lévy, ça ne s'invente pas) pour qu'un Ramuz moins désincarné, et même polémiste se présente à moi. Dans une brochure des années 1930 intitulée « Lausanne, une ville qui a mal tourné », Ramuz s'en prend à la toute nouvelle tour Bel-Air qui choque les bourgeois. Trop haute ? Trop moderne ? Au contraire: lui la juge un tantinet « vieillotte », « proprette, c'est tout ce qu'on peut en dire (…) Elle m'a paru essentiellement moyenne, c'est-à-dire rien du tout. (…) On se prononcerait utilement contre la tour pour des raisons de modernisme et puis pour des raisons de dignité, si la question pouvait avoir encore, à Lausanne, du moins aucune importance, c'est-à-dire si la ville était vraiment pourvue encore d'un caractère ou d'une signification qu'il s'agirait de sauvegarder ». Voilà qui était pas mal envoyé!

Les années passent. En 2005 - événement ! - La Pléiade édite Ramuz en coffret deux volumes que j'achète et mets de côté. Puis je me lance dans « Présence de la mort » dont les premières lignes m'intriguent : « Alors les grandes paroles vinrent; le grand message fut envoyé d'un continent à l'autre par-dessus l'océan. La grande nouvelle chemina toute cette nuit-là au-dessus des eaux par des questions et des réponses. Pourtant, rien ne fut entendu. »
Plus que le ton apocalyptique (je découvrirai plus tard que Ramuz convoque volontiers l'Apocalypse) c'est ce « par-dessus l'océan » qui me surprend. Ainsi, un écrivain souvent décrit comme régionaliste met en scène une menace planétaire ? En 2005, le monde se remet d'une très grosse "bulle" internet et financière. Quant aux leçons à en tirer, le rédacteur économique que je suis a le sentiment désagréable que, comme l'écrit Ramuz, « rien n'a été entendu ». Ce n'est évidemment pas d'internet et de finance que parle « Présence de la mort », mais d'un autre enjeu qui va acquérir quelques années plus tard une brûlante actualité, à tel point que des militants du climat verront dans le roman ramuzien une œuvre prophétique. Je laisse le lecteur éventuel de cet étrange roman en décider par lui-même.
À Pully, où il vécut à la fin de sa vie, Ramuz habitait une belle maison de maître acquise en 1930 par souscription nationale (sa façade rose donnant sur la rue est au milieu de l'image ci-dessus). Elle fut baptisée « La Muette », l'écrivain y cherchant, à défaut de solitude monacale, le calme convenant à l'écriture. Après la mort de Ramuz en 1947 et celle de sa fille unique Marianne en 2012 se posa la question de ce qu'on allait en faire. Le bureau de l'écrivain avait été plus ou moins conservé « dans son jus ». On finit par négocier une solution vaudoise, c'est-à-dire... moyenne : le bureau serait accessible au public, le reste privatisé. « L'espace littéraire » C.F. Ramuz a été inauguré en 2023.

Amateurs de sensations fortes et d'objets-souvenirs, passez votre chemin. L'espace Ramuz fait plutôt dans le spartiate et le dépouillement. Parmi les visiteurs qui, de son vivant, pénétrèrent l'antre de l'écrivain - « au plafond bas », relevaientt-ils souvent - pièce d'où l' on devinait plus qu'on ne voyait le Léman en contrebas, pouvaient y voir des piles de livres, des manuscrits, un peu de désordre, de la poussière, humaient sans doute l'odeur des cigarettes que fumait le semi-ermite. Avec ses sobres meubles d'époque, le bureau est aujourd'hui plus « propret », dirait Ramuz. Caché, comme en embuscade, derrière la porte d'entrée, le grand portrait en pied de Charles-Ferdinand sanglé dans son épais gilet de laine par un ceinturon de cuir semble vous reprocher d'être venu perturber sa quiétude. Il faut passer par-dessus cette première impression, s'asseoir et se laisser emporter par les séquences d'un audioguide fort bien fait.
On y découvre un Ramuz moins ours que le montre la photographie. Écoutons ces récits. Ramuz prenait le temps d'interroger ses visiteurs, y compris sur le train qu'ils avaient pris et le nom du chef de gare, parlait volontiers de lui et de son travail. Un jeune étudiant intimidé fut reçu avec la même courtoisie qu'un Cendrars ou un Zermatten.

Artisan de l'écriture qui choisissait avec soin la feuille de papier, la plume et l'encre de Chine avec lesquelles il rédigeait ses manuscrits, l'écrivain apparaît comme un perfectionniste, presque un maniaque.
Mais attendez, jetons un coup d'œil à cette vitrine. On y découvre une curieuse lettre adressée le 14 mai 1927 à (Elie?) Gagnebin. « J'/ai une maghine àécrire et ma première lettre estnpour vous. C'/est ma fille qiu me la di cte ! », tape l'auteur, qui maîtrise visiblement mal l'engin… Puis surgissent ces caractères en majuscules et couleur rouge - VIVENT LES SOVIETS ! - suivis d'une explication blagueuse : « C'est toujours ma fille qui dicte; elle est révolutionnaire ». Révolutionnaire, Marianne? En 1927, la fille de C.F. a 14 ans! Donc, Ramuz s'amuse avec elle et avec son nouveau joujou mécanique. Ce que confirme un autre passage : « Ce n'est pas vrai , ce n'est pas moi qui dicte, c'est papa qui invente », suivi d'un VIVE MUSSOLINI, en rouge toujours.
Ramuz farceur. Ramuz pépé gâteau. Sur ue photo floue, on le voit avec son petit-fils Paul, qu'il adorait, et que j'ai connu plus tard comme journaliste sous le nom de Guido Olivieri. Quand il écrit à Paul, Ramuz lui envoie des gros « becs », entourés d'un cercle sur la lettre. C'est encore à Paul qu'il envoie une dernière missive peu avant sa mort à la clinique La Source. Ramuz tendre, familial. Un timide, qui doutait de son talent jusqu'à la fin, obsédé par la mort.

Deux jeunes femmes sont entrées. Chacune s'est assise dans l'embrasure d'une des fenêtres encadrant le bureau de l'écrivain, écouteurs de l'audioguide sur les oreilles.
La vitrine contient encore d'autres surprises. Ainsi ce petit carnet de notes où Ramuz notait les pensées d'hommes célèbres, y compris Napoléon («Il faut être plus grands malgré nous »), et cette autre : « Le péché ne commence pas avec la peur, la haine la colère mais avec la qualité du geste que la peur, la haine, la colère nous poussent à accomplir » (pourquoi cela me fait-il penser à la Palestine?). Ramuz a longtemps ruminé la thématique du « besoin de grandeur » avant de lui consacrer un essai en 1937. « Il y a dans ce corps une conscience que je ne peux pas empêcher de tendre à tout vouloir connaître, même l'inconnaissable, surtout l'inconnaissable; et c'est une grandeur ».

Revenons un instant sur les Soviets qui, faisant irruption dans la lettre à Gagnebin, ne relèvent pas seulement d'un gag de potache attardé. Ramuz avait des opinions politiques progressistes (raison probable pour laquelle on n'en parlait pas dans nos collèges conservateurs). De Paris, il avait ramené la détestation des bourgeois: « Ces étroits trottoirs de mon quartier, et en particulier de la rue Bonaparte et de la rue des Saint-Pères, étaient encombrés d'une foule hargneuse de bourgeois bien mis sous des parapluies (…). Ce sont eux qui m'ont fait comprendre la révolution, elle ne s'explique que par l'abus de droits qu'une partie de la population s'est arrogés, et que la peur lui fait défendre d'autant plus opiniâtrement qu'elle les sent moins justifiés. » Constat qui n'a pas perdu sa pertinence.
À cette intérêt pour la révolution de 1917, qui n'empêche pas Ramuz d'être lucide et critique sur son détournement, s'ajoute une sympathie instinctive pour la Russie, dont il idéalise le petit peuple paysan. « Il ne faut parler de ce peuple que quand on l'aime, il faut se taire quand on ne l'aime pas. Il faut être en état d'émotion parce que c'est l'état dans lequel il se meut et dans lequel il vit vraiment et par lequel il se manifeste. » (Ramuz et la Russie, Gérard Pouloin, Persée).

Mais que viennent faire six bustes de Ferdinand Hodler dans un billet sur Ramuz ? Il s'agit d'abord d'une coïncidence événementielle : à Pully, j'étais allé voir l'exposition « Hodler, un modèle pour l'art suisse », accrochée dans le musée qui jouxte la maison de « La Muette ». Cela dit, il y a quelques fils à tirer entre le peintre et l'écrivain. Tous deux devinrent des monuments nationaux de leur vivant, ce qui est à la fois gratifiant et lourd à porter. Je trouve que Ramuz s'en est mieux tiré. Le bûcheron de Hodler si solidement campé sur ses jambes écartées a quelque chose de pesant, tout comme ses symétries appuyées (j'ai parfois le même défaut en photographie, inconsciemment hérité de gerns comme lui, peut-être...). Sa théorie du « parallélisme » inspirée de la nature semble ignorer que celle-ci est aussi désordre et fouillis.
Ramuz, de 25 ans le cadet de Hodler, a honoré ce dernier d'un beau texte paru dans un cahier spécial publié pour l'anniversaire de sa mort. C'est un souvenir de jeunesse. À 18 ans, Charles-Ferdinand se rend à Genève voir l'Exposition nationale. En réalité, il ne s'intéresse guère aux pavillons célébrant la terre, l'industrie et la Patrie, se moque des pavillons « tout hérissés de clochetons, eux-même surmontés de drapeaux », le tout dans un « style sapin qui devrait représenter le style suisse, c'est-à-dire quelque chose d'assez ridicule, mais d'assez gai ».
Ramuz est venu pour voir Hodler et, de son passage, retient surtout une grande toile, « L'Élu », qui lui donne pour la première fois l'impression de grandeur (on y revient…), dans « ce milieu si moyen où tout le monde s'efforce de ressembler à tout le monde ». Le tableau de Hodler (ci-dessous) représente des anges entourant un enfant nu agenouillé devant un arbrisseau. Personnellement, je le trouve rigide et non dénué de mièvrerie, mais Ramuz, peut-être inspiré par ces anges-colonnes en lévitation, a visiblement ressenti autre chose : « Hodler, je le répète, est un très bel exemple d'héroïsme, la chose qui nous manque le plus, la seule chose dont nous ayons besoin. (…) Il nous a montré que certaines choses étaient possibles, même à nous; il nous a montré qu'il était possible d'être grand, sur place, même dans ce milieu ».
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La visite se termine, laissons l'écrivain à son travail. Je viens de terminer « Les Signes parmi nous », récit d'une journée d'orage que traverse un colporteur de l'Apocalypse, jour qui pourrait être le dernier, ou l'amorce d'une révolution, ou d'un amour, ou simplement une journée d'été comme les autres dans un monde étrangement paisible autour duquel grondent les menaces. Ce que j'en retiens est d'abord l'écriture ciselée, qui se déguste comme un bon vin que l'on retient en bouche.
Ce passage : « On n'a pas le temps de rire, ni de répondre. De nouveau la porte qui s'ouvre, mais c'est du silence, cette fois, qui est entré. La nouvelle qui se glisse par l'ouverture donne la main à du silence, comme quand il y a une grande sœur et une petite sœur... » La puissance évocatrice de Ramuz est telle qu'on y voit même ce que ses mots ne disent pas. Ramuz s'ouvre à qui prend le temps de le lire à son rythme et, qui sait, de s'attarder dans son bureau trop propret...


Pully, "La Muette", 8 avril 2025. Leica M11 + apo-Summicron 35mm.
© Jean-Claude Péclet 2025