Ernen, Binntal
Ernen? C'est facile, tourner à droite avant Fiesch, sur la route du col de la Furka, et monter quelques lacets. Village de carte postale. Un employé communal en maillot bleu moulant m'aborde dans un français impeccable: "C'est votre voiture?" Mal garée, bien sûr. Cette police discrète et efficace évite au village d'étouffer sous les visiteurs, surtout l'été pendant le festival de musique.
Les festivaliers côtoient sans trop la remarquer une statue de bronze représentant un ecclésiastique sévère à chapeau plat, brandissant une croix, ne se doutant pas qu'Ernen, village-étape sur une route commerciale jadis très fréquentée vers l'Italie, vit naître à la fin du XVème siècle deux personnalités exceptionnelles - d'abord alliées, puis ennemies: le cardinal Mathieu Schiner (le religieux statufié) et Georges Supersaxo. Leur collaboration puis leur lutte impitoyable, faite d'excommunications, d'emprisonnement, de fuites épiques et de combats sanglants, s'inscrit dans l'affrontement européen entre la France, la papauté et d'autres puissances européennes pour prendre le contrôle du nord de l'Italie.
Cette histoire mériterait un roman (ceux qui désirent creuser le sujet liront avec profit le récit fleuri de leur rivalité rédigé par l'abbé Charles de Raemy en 1899). Retenons-en ici que Schiner faillit devenir pape; c'était un homme cultivé, orateur redoutable, diplomate puissant et chef militaire intrépide qui convainquit les cantons suisses primitifs d'aller guerroyer au sud des Alpes. Mal leur en prit, ils furent battus à Marignan par les troupes de François Ier... qui employait notamment des mercenaires de Supersaxo. Ce dernier, ambitieux, aussi culotté que son rival et peu scrupuleux (il arrondit sa fortune en saisissant les biens de celles et ceux qu'il faisait condamner pour sorcellerie, voir plus loin), lui survécut mais finit par mourir assez misérablement lui aussi en route pour Vevey.
Dans sa munificence, Supersaxo avait fait construire à Sion un petit palais abritant une riche bibliothèque où l'on a trouvé un trésor: le "Manuscrit des Six Ages", parchemin de huit mètres de long (!) écrit à la fin du XIVème siècle, parfaitement conservé, qui raconte rien moins que l'histoire de l'humanité. L'ayant déjà présenté sur ce site, je renvoie les lecteurs intéressés à la page qui lui est consacrée. Comment Supersaxo est-il entré en possession de ce rouleau? Le mystère demeure, mais une hypothèse est que le roi de France aurait pu le lui offrir en paiement de dettes. C'est dire l'influence qu'exerçaient ces (fortes!) personnalités haut-valaisannes.
Je suis monté à Ernen pour trois raisons. Faire des photos bien sûr, et vous les montrer ici. Entraîner mon souffle et mes jambes qui en ont bien besoin en prévision d'un trek. Et saluer les amis qui nous ont aidé à préparer notre voyage de six semaines en famille avec un mulet il y a... 31 ans de cela. Ils étaient trois familles venues de Lucerne qui tenaient au centre du village un petit magasin et quelques chambres d'hôtes sans confort, élevaient du bétail de races anciennes et cultivaient un jardin sans produits chimiques. Ils passaient alors pour un peu farfelus, quasiment des hippies. Trente ans plus tard, le magasin est toujours là, mais le jardin et l'étable se sont aggrandis, et les chambres d'hôte, rénovées, ont été complétées par un très bel hôtel hôtel, le Berglandhof, qui appartient aux familles fondatrices de cette petite communauté. Une belle réussite sans tapage, sans modifier les valeurs qui sous-tendaient l'aventure à ses débuts. Le seul bémol est que Stefan, qui nous avait appris à conduire un mulet, est atteint depuis quinze ans d'une sclérose en plaques qui le cloue au lit et provoque parfois des douleurs difficilement supportables. Je n'ai pas pu le revoir, "il vaut mieux te souvenir de lui tel que tu l'as connu", m'a dit sa femme Pia.
De la chambre où nous logions pour préparer notre périple avec le mulet, nous avions vue sur un monument historique d'un genre très particulier: un gibet construit en 1702 (il y en avait probablement un plus ancien au même emplacement), le mieux conservé de Suisse, sinistrement impressionnant avec ses trois pilers de pierre reliés par un muret en triangle. Au sommet des colonnes étaient posées des poutres de bois pour pendre les criminels. Ou des innocents.
C'est un autre motif de renommée - moins reluisant - de cette région du Haut-Valais que d'avoir joué un rôle pionnier dans les procès de sorcières qui se multiplièrent au XVème siècle et qu'évoque Werner Ryser dans son livre "Walliser Totentanz" ("La Danse des morts valaisanne", non traduit). Au tout début de l'époque moderne, vers 1500, le mayor (maire) du dizain de Conches, désigné par l'évêque et les familles nobles, plus tard par la population du village, réglait les querelles locales, successorales, administrait les propriétés des autorités et exerçait la justice, sauf pour les crimes graves où dix jurés issus des bonnes familles siégeaient avec lui. Le mayor d'Ernen, du fait de l'affaiblissement du pouvoir épiscopal, en vint à exercer aussi la "justice de sang". C'est ainsi qu'en 1561, une Ursula Becher de la vallée de Binn inférieure fut accusée de sorcellerie, torturée comme c'était l'usage pour faciliter les "aveux". Condamnée à mort, elle fut menée au gibet portant une croix de bois et non pas pendue, mais brûlée.
Le gibet était visible de loin, c'était son but dissuasif. Aujourd'hui, une végétation abondante le masque en partie et, pour ajouter une note plus positive, j'y ai trouvé une concentration de fleurs et d'insectes telle que je n'en avais plus vue depuis mon enfance. Une sauterelle grosse comme le doigt, des dizaines de grillons s'écartant en éventail devant mes pas, des mouches, abeilles et fourmis volantes de toutes formes et couleurs.
A vingt minutes de marche de la colline au gibet, le hameau de Mühlebach. qui relève de la commune d'Ernen, présente la plus spectaculaire concentration de chalets en bois que l'on puisse trouver dans la région, et peut-être même dans tout le Valais. La plus ancienne construction en mélèze remonte à 1394, les autres ont été assemblées dans le siècle qui a suivi (le mot assemblage étant ici pertinent, car un système de tenons et mortaises était le plus souvent utilisé).
La chapelle de Mühlebach
Le chaos de rochers de Manibode, Binntal. Derrière, le Rothorn.
Le lac de Mässersee, 2120m.
Il est temps de dire quelques mots de l'hôtel où j'ai séjourné pendant ces cinq jours de randonnées. L'Ofenhorn a été ouvert en 1883 et déjà agrandi quatorze ans plus tard pour accueillir les nombreux touristes se risquant sur la route dangereuse qui les menait au Binntal. Ce qui les attirait? Les minéraux, dont un Anglais avait découvert l'incroyable diversité à la fin du 18ème siècle. Dans le Binntal et sur les sites directement voisins de l'Alpe Devero et de l'Alpe Veglia, on a trouvé jusqu'à présent plus de trois cents espèces différentes, dont environ 150 dans la mine de minéraux mondialement connue de Lengenbach, derrière Fäld. Cinquante-six minéraux ont le Binntal comme localité type.
L'Ofenhorn a été géré par Josef Schmid et son épouse Maria Schmid-Kräig, il est resté dans la famille pendant trois générations avant de connaître une éclipse dans les années 1970. L'association Pro Binntal l'a repris en 1985, les travaux de rénovation plus coûteux que prévus ont pris du retard et c'est tant mieux, car différents acteurs se sont alors rendu compte de la valeur patrimoniale exceptionnelle de l'établissement et l'ont restauré de manière exemplaire. L'Ofenhof reste un hôtel de montagne, confortable mais sans chichis, on y rencontre des hôtes de tous horizons et de tous âges, on y prend son petit déjeuner dans la salle à manger Belle Époque dans la lumière matinale, avec un choix de six céréales à égruger soi-même dans un moulin en bois...
A la date du 19 août 1898, le registre de l'Ofenhof relève la présence de plusieurs hôtes britanniques et parisiens, dont un certain Winston Churchill, alors âgé de 23 ans, qui loge dans la chambre 16 (j'étais à la 22...). L'histoire ne dit pas ce que le futur premier ministre a fait pendant son séjour à Binn, mais une note au premier étage signale qu'il avait une cuisinière, Anna Furrer, originaire de Schwarzenbach (LU), qu'il appréciait suffisamment pour lui avoir légué un portrait autographié daté de 1942, portrait qu'elle a légué à l'hôtel à sa mort. Toutefois, une brève recherche sur le web montre que la cuisinière ayant servi Churchill le plus longtemps, de 1940 à 1954, fut Georgina Landemare, qui joua auprès de lui un rôle presque aussi important que son épouse Clémentine.
La vie à l'hôtel Ofenhof était sans doute agréablement rustique, mais encore fallait-il y arriver. Au temps où Churchill y séjourna, il fallait passer par le pont "romain" (du XVIè siècle en réalité, image ci-dessus) enjambant la Binna puis remonter les redoutables gorges du Twingi dont le nom signalant leur entrée - "Gäh Tod", c'est-à-dire "Mort subite" - rappelait au voyageur même expérimenté qu'il était toujours à la merci d'une glissade dans le précipice, surtout en hiver, ou d'une chute de pierres. L'avertissement semble même inscrit dans la roche...
Une route à flanc coteau construite entre 1930 et 1938 améliora la situation, mais en partie seulement. Il fallut attendre les années 1960 pour qu'un tunnel long de 1,8 kilomètre élimine les passages les plus dangereux. La vieille route fut alors laissée à l'abandon jusqu'à ce qu'on réalise son intérêt historique. Fort heureusement, les matériaux étaient restés sur place, et en 2009 les très beaux garde-corps à ouvertures cintrées furent restaurés, la route assainie. Aujourd'hui, elle fait la joie des randonneurs en VTT électrique, ou à pied comme votre serviteur. Je m'y suis attardé, étant attiré en ce moment par les paysages minéraux qui, contrairement à une idée reçue, me paraissent particulièrement vivants, surtout au Binntal.
Petite aparté technique pour les photographes qui me suivent depuis un certain temps. Ils auront noté que depuis deux mois, j'ai troqué mes Leica M10 et M10 Monochrom contre un seul boîtier Leica M11dont le capteur atteint la définition vertigineuse de 60 megapixels. Lors de sa présentation il y a deux ans, ce boîtier a suscité des commentaires mitigés, les sceptiques relevant que cette performance technique devenait sans valeur si elle ne faisait que souligner les défauts des autres facteurs influençant la qualité de l'image - les objectifs, bien sûr, et le léger bougé qui peut se produire à la prise de vue même au 125ème de seconde.
Sensible à ces critiques, j'ai donc attendu. Puis j'ai craqué pour une bonne occasion M11. Et là, j'ai d'abord eu une surprise, plutôt décevante: la balance des blancs peut être assez fantaisiste sur ce boîtier, notamment quand il y a des dominantes (sous-bois de verdure par exemple) ou au coucher du soleil. Les ingénieurs de Leica ont dû boire une ou deux bières de trop quand ils ont travaillé sur ce réglage trop souvent sous-estimé - qui fait que nos images suscitent la moue, parce qu'elles ne restituent pas "ce que nous avons vu".
La bonne nouvelle est qu'avec un peu de pratique sur Lightroom, ou tout autre bon éditeur photo, on arrive assez aisément à corriger ce défaut. Le capteur du M11 donne alors le meilleur de lui-même. Le pape du Leica Thorsten Overgaard loue la "légèreté" ("lightness") des images obtenues. C'est exactement cela. Avec bientôt trois mois de recul, je constate comme une transparence accrue dans les fichiers sortant de ce boîtier, un courant d'air frais qui avive les photos.
Tout cela reste bien sûr éminemment subjectif, mais par rapport à l'obsession de tout photographe qui est de restituer au mieux les lumières que sa rétine a perçues, le M11 est satisfaisant. J'en donne pour exemple la prise de vue au 35mm. Summicron de la rivière Binna (image ci-dessous), quand les premiers rayons du soleil viennent la chatouiller. Les couleurs et la transparence de cette eau glaciaire ont eu un effet proustien sur moi: pas de madeleine, mais les sucettes mentholées "colle-dux-dents" de mon enfance...
Notez la couleur des yeux du chat, assez proche de celle de l'eau.
La Binna
"Le gardien"
Imfeld
Brunnebiel
Ernen - Binntal, 24-29 juillet 2024. Leica M11 + Elmar 24mm., Summicron 35mm., apo-Summicron 50mm.
© Jean-Claude Péclet. Reproduction soumise à autorisation.