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Bible, biblio, livre...

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Tête brisée, Musée jurassien

« L'Éternel Dieu dit: Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger, et de vivre éternellement. Et l'Éternel Dieu le chassa du jardin d'Éden, pour qu'il cultivât la terre, d'où il avait été pris. » (Genèse 3-22,23)


 

Le démarrage en trombe des Saintes Ecritures m'a toujours chicané et, je dois dire, tenu à prudente distance de la religion. Sur le plan narratif d'abord, démasquer le coupable et le punir dès la première page est d'une habileté discutable. Dans le genre « spoiler », on ne fait pas mieux, dirait-on aujourd'hui.

Je ne m'étendrai pas sur les vertiges théologico-moraux que soulève cette histoire de péché originel : si Dieu, qui est la Perfection même comme chacun sait, a créé le monde à Son image, pourquoi y a-t-Il introduit en douce le mal, la tentation ? Et patati et pentateuque…

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Miniature de la Genèse, bible de Moutier-Grandval

Au fond, la Bible pourrait s'arrêter à cette amorce de la Genèse, ce qui éviterait aux croyants de charrier un kilogramme d'écriture en si petits caractères qu'ils en deviennent illisibles ; économiserait des hectares de forêt ; mettrait fin aux querelles d'exégètes, le simple intitulé des différentes versions de la Bible remplissant… une bible.

Car la morale de l'histoire est au fond celle-ci : l'homme ne retient jamais les sages conseils qu'on lui prodigue. Qu'on lui répète cent fois les mêmes choses, qu'on le menace, ou qu'au contraire on lui envoie un Messie pour effacer l'ardoise et lui donner une seconde chance : rien n'y fait, il commet les mêmes bêtises. L'homme n'apprend vraiment que de ses propres erreurs, parfois, pas toujours.

Ici surgit un soupçon par rapport à mon jugement initial. Et si Dieu, aussi nommé le Verbe, loin d'être le narrateur maladroit décrit plus haut, avait au contraire, par l'ingénieux mécanisme du péché originel qui envoie Adam et Eve dans le tourbillon de ce bas monde, c'est-à-dire dans la Vie avec ses peines et ses joies, multiple, telle que nous la connaissons... et si Dieu, donc, avait ainsi déclenché le processus même de la Narration ? Toutes sortes de narrations, de récits, de mythes et d'histoires entrecroisées qui remplissent nos existences ? Il aurait, en quelque sorte, créé la littérature après tout le reste, cadeau dont nous pouvons lui être reconnaissant.

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Façade de l'hôtel du Bœuf, Delémont

Outre ces pensées mollement bercées par l'Intercity Lausanne-Delémont, un autre motif m'a poussé à faire deux heures de train dans chaque sens pour aller voir la bible de Moutier-Grandval exposée jusqu'au 8 juin 2025 au Musée jurassien : j'aime les beaux livres. Pas au point de devenir bibliophile, passion coûteuse et confinant parfois à l'obsession (un de mes amis collectionne toutes les éditions originales de « Candide »), mais certains me touchent au cœur, par exemple les « Petits tableaux valaisans » de Marguerite Burnat-Provins, petit bijou d'édition paru en 1903 et d'une qualité rarement égalée depuis.

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Ruelle des Marronniers, Delémont

La bible de Moutier-Grandval, pour citer le dossier de presse, est un manuscrit sur parchemin de grand format (50 × 37,5 cm) comportant 449 folios, soit 898 pages, pour un poids de vingt kilos. L’Ancien et le Nouveau Testament y sont ornés de quatre somptueuses enluminures pleine page et de 84 lettres initiales, dont 55 richement ornées. Une vingtaine de copistes au scriptorium de l'abbaye Saint-Martin de Tours ont travaillé à sa réalisation, qui a nécessité la peau de 210 à 225 moutons.

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Église Saint-Marcel, Delémont

De tous les chiffres, le plus important à retenir est une date : 830 (à quelques années près). Le manuscrit exposé pour trois mois seulement à Delémont – il est jalousement gardé le reste du temps à la British Library – a donc 1200 ans environ et, comme le dit la formule de politesse usuelle (sauf qu'ici, elle prend toute sa valeur), il ne fait pas son âge ! La fraîcheur et la beauté de ses pages, la qualité extrême du travail justifient à elles seules le déplacement. Pour les Jurassiens et même au-delà du canton, il s'y ajoute une histoire mouvementée.

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Musée jurassien

On ne sait trop comment ce trésor exceptionnel (pour l'époque déjà) est arrivé à Moutier, où se trouvait alors un monastère important, fondé par Saint-Germain, dont ne subsistent aujourd'hui que des traces archéologiques. Elle y resta jusqu'à ce que la Réforme s'impose à Berne et Soleure au 16ème siècle. On la transporte alors à Delémont resté catholique. Entre 1595 et 1606, une liste de chanoines est ajoutée à l'ouvrage. Une inscription également apposée sur la dernière page du livre précise que « ledit livre ne devra jamais être aliéné ni transporté en un autre lieu ».

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Musée jurassien

Il le sera pourtant. En 1792 les troupes françaises révolutionnaires occupent Delémont, les chanoines s'enfuient en emportant leur biens les plus précieux. Cette bible aussi ? Peut-être, peut-être pas, la trace se perd. On la retrouve entre 1800 et 1810 dans la maison familiale de Claude-Joseph Verdat, homme de confiance des chanoines. Elle est située rue des Ursulines 3, aujourd'hui rue de la Constituante, soit à quelques pas du musée où le manuscrit est exposé en 2025 ! Ici, la légende se mêle à l'histoire, on raconte que des enfants auraient retrouvé le livre dans un grenier et, fascinés par les belles images, y auraient placé des marque-pages sous forme de brins de paille et de cosses séchées de haricots…

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Vieille ville, Delémont

Les filles Verdat le vendent pour 25 batz à leur voisin, l'avocat et maire de Delémont Joseph-Alexis Bennot, qui la revend en 1822 pour 24 louis d'or au libraire et antiquaire bâlois Johann Heinrich von Speyr-Passavant. Conscient de la valeur de ce qu'il a acquis, celui-ci mène ses propres recherches. Mû par l'intérêt pécuniaire autant que par sa passion pour l'objet, il lui attribue - à tort - une origine prestigieuse. Selon lui, l'abbé Alcuin (735-804) aurait réalisé cette bible pour le couronnement de Charlemagne. Speyr-Passavant se démène en tournées et publications pour vendre la « bible de Charlemagne ». En vain. L'entourage du roi Charles X, à qui a été présenté le manuscrit, le considère comme authentique mais doute qu'Alcuin en soit le « père ». Même scepticisme en Grande-Bretagne où, de guerre lasse, Speyr-Passavant cède en 1836 l'ouvrage au British Museum pour 750 livres sterling. La bible de Moutier-Grandval est transférée en 1973 à la British Library, qui ne s'en séparerait aujourd'hui pour rien au monde.

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Vieille ville, Delémont

Ce 10 avril 2025, je me présente à 14 heures tapantes pour admirer le trésor, réservation en poche, car le Musée jurassien demande de s'inscrire pour canaliser les visiteurs. « Vous vous êtes inscrit pour la visite de 20 heures 30 », me fait observer la réceptionniste. Satanée distraction ! Heureusement, nous sommes au Jura, terre d'accueil où un sourire l'emporte sur le règlement. On me glisse dans le groupe de 15 heures, ce qui laisse du temps pour regarder l'exposition créée pour l'événement.

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La crosse de Saint-Germain

La pièce maîtresse de cette exposition est la crosse de Saint-Germain (VIIème siècle), la plus ancienne crosse ouvragée connue, d'importance mondiale. Une guide à l'enthousiasme communicatif emmène un groupe de visiteurs (plutôt âgés) vers une vitrine remplie de petites bouteilles, pots, mortiers, poudres, pinceaux de toutes tailles, grattoirs : toute la panoplie des enlumineurs, qui travaillaient avec des matériaux issus de la nature, raison pour laquelle ils ont si bien résisté au passage du temps, parmi lesquels se trouvaient quelques produits à manier avec précaution, comme le… vitriol utilisé dans la composition de certaines couleurs.

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Vieille ville, Delémont

Mon regard s'attarde sur une autre vitrine provisoirement délaissée par les curieux. On y voit une bible tout aussi imposante et ancienne – elle l'est même davantage, de quelques années – que la bible de Moutier-Grandval. Celle-ci vient de Saint-Gall, son écriture témoigne d'un soin extrême, mais voilà : elle est en noir-et-blanc, et ses lettrines sont moins ouvragées. De quoi nourrir de profondes réflexions philosophiques sur le poids de l'image dans notre monde contemporain…

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Bible de Saint-Gall, VIIIème siècle

Plus loin, un tableau attire mon attention. Signé André Boucon, il représente Delémont en 1671 lors d'un incendie dont les dégâts restèrent limités, d'où la présence de saint protecteurs au-dessus des remparts. J'y note la porte au Loup. Tiens, je suis passé dessous tout-à-l'heure avant de manger un vol-au-vent à sauce blanche (c'était ça ou rien) au café d'Espagne, ainsi nommé parce qu'un commerce de vins occupait les lieux précédemment. Cette maison, la tour, un ou deux immeubles voisins : à part les façades, rien n'a changé dans cet ensemble depuis 350 ans !

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La porte au Loup (milieu à gauche) sur un tableau d'André Boucon

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La porte au Loup et le café d'Espagne

En cette veille de vacances pascales, Delémont a le charme nonchalant d'une ville du sud. Mes voisins de table, dont un a l'œil salement amoché, discutent politique mondiale et lâchent cette conclusion péremptoire : « Poutine, Trump : même caquelon ! » Plus loin, des écoliers en pause pique-niquent entre deux alignements de jardins.

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Café d'Espagne, peinture murale

Mais 15 heures vont sonner sous les échafaudages de l'église Saint-Marcel, je présente mon billet à un premier gardien qui m'indique l'escalier du sous-sol où m'attend un second gardien, lequel me désigne un bunker d'une trentaine de mètres carrés aux murs sombres soulignés d'un chiche éclairage bleu nuit où, dans un halo, ressortent ces trois mots : « bible, biblio, livre » Eh oui, quand je vous disais que quand cette histoire de péché originel n'est rien d'autre que l'invention de la Littérature !

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Rue de l'Hôpital, Delémont

Sous les mots, une vitrine qui résisterait à une rafale de mitraillette et, sous le verre, la bible de Moutier-Grandval ouverte sur une double-page, une avec une miniature pleine page bien entendu, l'autre de texte. Pendant une minute, je suis seul, les autres membres du groupe ayant pris du temps à se rassembler. Je tourne autour de la vitrine, captivé par les reflets d'or et d'argent, la vivacité des couleurs qui paraissent avoir été posées hier, la naïve énergie des dessins, l'écriture parfaite dont l'encre semble à peine séchée. Il ne me vient même pas à l'esprit de demander au gardien si le manuscrit peut être photographié - je n'en ai pas envie. Vous savez: c'est l'histoire d'un fruit qui, même s'il n'est pas défendu, est plus beau à regarder sur l'arbre que tenu dans la main, prêt à être croqué...

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Lessive en vieille ville

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Gare de Delémont

Delémont, 10 avril 2025. Leica M11 + apo-Summicron 35mm.

© Jean-Claude Péclet

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