Bergières
À ma sœur Michèle, qui y enseigna le dessin et la photographie, tout en lisant à ses élèves des histoires d'Edgar Poe
À Marx Lévy, ancien municipal, qui en fut un des architectes
C.R.O.C.S...
Craquant sous la dent comme une coquille de noix oubliés dans une salade de fruits, ces lettres font immédiatement penser aux sabots de plastique colorés aussi confortables à porter que hideux à regarder.
Elles renvoient aussi à un acronyme moins connu, sinon des architectes et de certains Vaudois qui ont vécu les Trente Glorieuses: Centre de Rationalisation et d'Organisation des Constructions Scolaires.
En 1966, confrontées à l'explosion démographique due au baby boom, l'administration lausannoise créa cet organisme inspiré de recommandations de l’UNESCO formulée en 1957 pour pallier le manque de place dans les écoles primaires. Il fut chargé de concevoir un système constructif modulaire permettant d'édifier rapidement des écoles de qualité à moindre coût.
L'époque était optimiste et créative. En Suisse, le mouvement "Die Neue Stadt" rassemblant notamment l'architecte Lucius Burckhardt et l'écrivain Max Frisch dénonçait la destruction de la substance historique des villes et des campagnes, plaidant pour un urbanisme raisonné et efficace. Il essaima en Suisse romande où, avec d'autres architectes inspirés par les réflexions d'un Le Corbusier - qui donna une conférence à Lausanne et esquissa même le projet d'une ville-modèle sur les hauteurs de Denges - Bernard Vouga et Marx Lévy rêvaient de faire de l'Exposition nationale 1964 une expérience vivante, grandeur nature, d'un quartier idéal.
Leurs réflexions ne furent que très partiellement retenues dans le projet final, mais elles marquèrent incontestablement l'époque. Mais, bon sang ne saurait mentir, on retrouve Vouga et Lévy impliqués dans une des plus importantes réalisations du système CROCS: le groupe scolaire des Bergières. Cet ensemble de grande ampleur, terminé en 1975, comprend plusieurs blocs de salles, des halles sportives, une piscine, une salle de spectacles, un réfectoire, etc. La trame des piliers est rigoureuse, les façades généreusement vitrées - par réaction face aux anciens collèges à l'architecture sévère, l'après-guerre veut de la lumière - les parois démontables pour d'adapter à l'évolution des effectifs et des utilisations, les systèmes techniques cachés par le faux-plafond.
Le tout se déploie en étages et esplanades qui s’entremêlent, tirant parti d'une pente largement arborisée - «pâturages, vergers et promenades de nos grands-mères», résumait, lyrique, le syndic Jean-Pascal Delamuraz lors de l'inauguration. Des peintures murales signées Arthur Jobin ornent les murs de béton, un graphiste a conçu spécialement la signalétique de l'ensemble, des artistes ont été associés au choix des couleurs de l'édifice, des ingénieurs renommés à la conception des grandes fenêtres à guillotine. Tout a été soigneusement pensé.
CROCS fait des petits: selon l'architecte EPFL Giulia Marino, qui a publié une recherche sur le sujet, une trentaine de bâtiments en Suisse ont été réalisés selon ce concept. "La plupart des écoles CROCS offrent une image très simple et compacte: façades abondamment vitrées, structure métallique, plan carré. Elles ont été édifiées avec une rapidité et une économie exceptionnelles, très appréciées sur le moment", relève une note de Geneviève Heller sur les écoles lausannoises.
Voilà pour les lauriers. Las, il y a aussi des épines: "Ces constructions ont présenté rapidement de sérieux défauts d’isolation et d’étanchéité et les matériaux nouveaux utilisés se sont dégradés. La plupart des bâtiments ont déjà nécessité une rénovation importante, après une vingtaine d’années seulement", relève la même Geneviève Heller.
Ici commence le débat architectural. Pour John Cosandey, auteur d'un travail de master sur le système CROCS, "malgré quelques imperfections, ces bâtiments conservent une fonctionnalité appréciée ainsi qu'une certaine prestance". Giulia Marino est plus inquiète: "L’importance de l’opération est incontestable dans le panorama européen et la cohérence du corpus ne fait pas de doute quant au caractère remarquable de ces objets industriels produits en série grâce à une planification draconienne. La valeur patrimoniale des écoles CROCS est cependant mise à rude épreuve par leur actualité, ponctuée par des rénovations lourdes et irréversibles."
Les utilisateurs ont souvent critiqué les stores automatiques qui se déclenchaient pour un oui ou pour un non, la flexibilité des parois tant vantée mais jamais utilisée dans les faits, les surfaces vitrées surchauffant les classes en été, malgré les stores extérieurs, et mal isolés l'hiver. Ces railleries renvoient à la méfiance plus générale qu'inspire l'architecture moderne. Trop lisse, trop "propre en ordre", brutale parfois, enserrant l'humain dans ses concepts jugés trop rigides.
Avec le temps, les critiques se sont toutefois estompées, laissant place aux (bons) souvenirs de celles et ceux qui ont fait leurs classes aux Bergières, comme en témoignait une récente visite organisée dans le cadre des Journées du Patrimoine. "Ah oui, je me souviens, on s'asseyait sur ces escaliers pour discuter", "j'aimais bien venir à l'aula"... Lors du 50ème anniversaire du groupe scolaire célébré en 2023, la directrice Floriane Grandjean Lüthi soulignait l'avantage d'"être loin de la route et de l’agitation de la ville». Le contexte, ajoutait-elle dans "24 Heures", encourage les échanges, "d’autant que la dimension du collège lui-même, qui comprend une cinquantaine de classes, reste à taille humaine. Cela favorise l’entraide et la solidarité".
Lors de ces Journées du Patrimoine, j'ai fait ces images qui présentent le collège des Bergières dans son état actuel.
Les astucieuses fenêtres à guillotine à cadrev aluminium brossé ont été réalisées avec le concours de l'entreprise Felix. Les châssis sont d'origine
Une salle de classe type et, ci-dessous, les spartiates armoires de rangement de la partie commune
Décorations d'origine au foyer de l'aula et vue partielle de celle-ci. Par souci d'écologie, les éclairages ont été modifiés avec des LED, avec des effets pas toujours heureux...
La cage d'escalier centrale à poutrelles métalliques autour de laquelle s'organisent les classes
La signalétique du début des années 1970 a été conservée
Vue d'ensemble depuis le sud
Façade avec ses piliers métalliques remplis de béton et élément longitudinal à oxydation "contrôlée". Notez la finesse du joint d'angle
Lausanne, 8 septembre 2024, Leica M11 +apo-Summicron asph. 35mm., Elmarit 24mm.
© Jean-Claude Péclet. Reproduction soumise à autorisation.